La chronique « En marge du site de Mireille Sorgue » (juin 2009-juin 2010) a été complétée par deux chapitres (le dernier, ce début d'octobre). Afin de ne pas les dissocier de l'ensemble de la chronique, dont ils font intégralement partie, ils ont été insérés dans le blog mis en ligne le 1er juin 2010. Ils sont consultables en allant dans les archives du blog, en mai 2010 (date de la préparation du blog du 1er juin).
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L'ÉCRITURE AU FÉMININ
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VI SEXE ET CRÉATION
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Pour expliquer la faible part des femmes dans l'art universel, les misogynes ont invoqué des déficiences d'ordre intellectuel inhérentes au second sexe. Mais si cette prétendue moindre aptitude avait son origine au plus profond de l'être ?
L'expression d'homme de désir semble un pléonasme à la plupart des femmes. L'homme est cet étranger avec qui on est amenée à vivre, mais qui vous étonne par ce que son désir a d'obsédant et d'impérieux, au point de vous le faire apparaître en perpétuel quêteur, voire en mendiant ; et le conduire parfois à la violence et au meurtre. Pourtant, malgré ce que le désir implique de dépendance, d'aliénation, il faudrait bien le célébrer comme une dimension primordiale de l'humain, et dire quelle vie délectable on lui doit, sans commune mesure avec celle que suscitent en nous le soleil, un mets délicat, un moka brûlant.
Stagnante, d'une fixité hypnotique et néanmoins traversée d'élancements, voici, perçue de ses racines fasciculées jusqu'à son efflorescence par toute notre la peau, une vie massive, pourpre, chaleureuse, travaillée de ferments.
Est-il autant de femmes que d'hommes « cherchant qui dévorer » ? Autant, qu'aveugle le sang, que torture le sel jusqu'à les pousser à des actes délictueux ? Nos compagnes seraient-elles au même degré que nous asservies à la chair, que subsisterait une différence fondamentale.
Si le désir féminin pouvait accéder à une claire formulation de soi, nul doute que ce serait en termes de capture, d'engloutissement, d'assimilation : « Ah ! balbutie le corps, que j'engouffre, absorbe, anéantisse en moi ! Que le sang, la chair, précipitent, s'effondrent sur eux-mêmes dans une implosion de sucs, une ruée convergente de clarté onctueuse ! Qu'on me renfonce au plus profond ! C'est à ce prix que se résorbera en moi l'impatience de mon sang ».
À ce désir qui s'intériorise, se réfléchit sur soi dans la caisse de résonance du ventre ; à ce désir qui fait augurer d'une mer intérieure de plaisir, s'oppose chez l'homme une pulsion qui le pousse à sortir de lui-même. Chez lui aussi, le sang est mobilisé mais, tout orienté vers le dehors, il aspire à l'issue : c'est par une sorte de sursaut, de fuite en avant, c'est par l'assaut, que sera rompu l'enfermement. Loin de se faire, comme chez la femme, cratère à l'infini se creusant, se dérobant, sa chair veut saillir, culminer, comme si le lieu du plaisir, de l'apaisement qu'elle en espère, ne pouvait être qu'extérieur.
Or, le plus grand art, qui se nourrit volontiers de nostalgie, procède essentiellement d'une volonté de survie, et ses racines se confondent avec celle de la sexualité. Il n'est de création majeure qui ne prenne figure d'exutoire, d'échappée, pour l'être soumis au tourment du dépassement, à la soif de pérennité. L'œuvre, au sens le plus large, est la réponse que certains donnent aux instances, aux pressions, d'un surabondant Éros, pareil à « un foyer brûlant et toujours ravivé » qui suscite ce « mouvement du non-être vers l'être » dont parle Platon. En elle, doivent se percevoir, contagieux, le surcroît d'être qui lui donna naissance, le déploiement d'existence qu'elle représente, la prescience du transcendant qui la hausse au-dessus des réalisations communes.
Mais cet Éros excessif qui veut se projeter au-dehors, si bien moins de femmes que d'hommes le possédaient – parce que femmes et donc plus tournées vers le dedans, formées, conformées à l'accueil charnel, enclines à la passivité dans l'amour ? Une chose est de se dire sensible à la beauté d'une fleur, d'un paysage, d'une musique, d'un coucher de soleil, de s'en pénétrer – ô poreuse ! – et d'en jouir ; une autre, d'être tourmentée par elle, et requise, et sommée, dans l'urgence, la douleur, d'exprimer, traduire, transfigurer, sauver.
On peut dénoncer chez l'homme son obsession sexuelle. Reste qu'au-delà de la stricte activité érotique, c'est à cette pulsion, à cette force centrifuge qui le jette hors des limites du corps, que nous devons les plus hautes conquêtes de l'esprit, les créations qui bravent le temps et conjurent les menées de la mort, et qui sont comme autant d'excroissances infinies de l'être, précieuses d'une semence unique, propre à féconder indéfiniment.
Ce que nous savons de la plupart des femmes qui marquèrent les arts et les lettres nous les montre sensuelles à l'égal de l'homme et comme lui le champ clos d'une impérieuse sexualité. Pour s'en tenir au domaine français, la poésie d'une Louise Labé ou d'une Catherine Pozzi, la prose d'une Héloïse, d'une George Sand, d'une Colette, d'une Marguerite Yourcenar, la sculpture d'une Camille Claudel, la peinture d'une Leonor Fini, sont nées de grandes vivantes, ardentes et à jamais inassouvies.
« J'étais femme et suis devenue homme » déclare Christine de Pisan parlant de son expérience d'écrivain. Veut-elle nous dire que l'écriture lui vaut la considération dévolue aux hommes, ou bien plutôt qu'elle a découvert en elle des vertus, des pouvoirs, qu'elle pensait être l'apanage de l'autre sexe ? Le mot confirmerait alors l'idée couramment admise de la nature androgyne du créateur. Chacun est peu ou prou bi-sexuel. Le grand créateur l'est à un tel degré ; il déborde, dépasse à ce point son sexe physiologique, qu'un romancier, un dramaturge créent des héroïnes en qui une foule de femmes se reconnaissent, et qu'une romancière put écrire les mémoires d'un empereur romain mieux qu'il ne l'eût fait. Il n'est d'ailleurs que d'interroger le visage des femmes invoquées plus haut, ou celui d'une Rosa Bonheur, d'une Germaine Richier pour y déceler une vigueur, une autorité, voire des traits, qu'on peut bien qualifier de virils.
L'art le plus haut n'a pas de sexe parce qu'en lui se réalise la fusion de 1'animus et de l'anima. L'art n'a pas de sexe et féminine est tout bonnement la littérature où la femme auteur est demeurée « de son sexe », enfermée en soi, enfouie dans l'organique, prisonnière de son narcissisme, engluée dans ses sentiments, manquant et de recul et de force et de constance, quand le créateur s'oublie, se dédouble, se projette, se ramasse sur soi pour se quitter à nouveau, soit qu'il ait formé le projet de se voir se voir, ou celui de donner vie à une créature, ou encore de revivifier, de réincarner les interrogations fondamentales : « Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? »
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Quand je me fais solitaire dans nos promenades, quand je feins de t'oublier un instant, c'est pour mieux ressentir tout ce que signifie : « Être ensemble. »
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L'amoureux
J'ai connu la boulimie et la frustration de l'amateur de musées ; et voici que ceux-ci ne me sont plus de rien : quelle galerie de peintures ou de sculptures m'accablerait de grâce comme tu le fais sans cesse ?
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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