Écrire au féminin
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v de l'Érotisme au fÉminin
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« Je censurerai sans hésiter la véritable pornographie… On la reconnaît à ce qu'elle offense gravement le sexe et l'esprit humain. »
D.H. Lawrence
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Anaïs Nin déclarait dans « Playgirl » d'avril 1974 :
« Une chose est certaine, c'est que la littérature érotique des hommes ne satisfait pas les femmes ; qu'il est temps d'écrire la nôtre et de dire que nos besoins, nos rêves, notre comportement dans l'érotisme sont différents. Des descriptions sans mystère ou un langage cru n'excitent pas la plupart des femmes. […] Elles n'acceptent pas l'agressivité et la brutalité du langage [ des premiers livres d'Henry Miller ]. » [ La femme ] « est plus sensible aux caresses, sa sensualité est rarement aussi franche, aussi immédiate que celle de l'homme. L'atmosphère doit se remplir de vibrations dont l'éveil provoquera l'éclatement final. » […]
« La plupart des femmes avec lesquelles j'ai parlé sont d'accord pour créer une littérature érotique absolument distincte de celle de l'homme. Cette dernière n'a aucun écho chez la femme. »
« Le fait que les femmes écrivent sur leur sexualité ne signifie pas leur libération. Elles adoptent, pour en parler, l'attitude basse et vulgaire des hommes. Elles n'écrivent pas avec fierté et bonheur.
« La véritable libération de l'érotisme viendra lorsque nous accepterons le fait qu'il y a un million de facettes, un million de formes, d'objets, de situations, d'atmosphères, de variations. »
Et dans le mensuel « F.Magazine » de mars 1978 :
« Si les femmes n'aiment pas que l'amour soit réduit à la "chasse", à la poursuite, c'est à elles de montrer aux hommes ce qu'elles préfèrent et de leur apprendre, comme dans les contes orientaux, les délices d'autres jeux de l'amour. Pour le moment, leurs écrits sont négatifs. Ils ne parlent pas de ce qu'elles n'aiment pas.
[…] Il existe des hommes qui voient l'amour comme nous le voyons. Mais, avant tout, nous devons savoir qui nous sommes, quels sont les secrets et les caprices de notre imagination.
[…] Le fait que les femmes écrivent sur la sexualité ne signifie pas leur libération.
Elles adoptent, pour en parler, l'attitude basse et vulgaire des hommes. Elles n'écrivent pas avec fierté et bonheur. »
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Anaïs Nin parlait en orfèvre. Impécunieuse, elle avait écrit, avec Henry Miller, à « un dollar la page », des nouvelles érotiques pour un riche amateur, anonyme, jamais rencontré, qui très vite lui enjoignit par téléphone de mettre « moins de poésie » dans ses textes.
À la fin, lassée, elle dit, dans son Journal, lui avoir adressé la lettre suivante :
« Cher Collectionneur. Nous vous détestons. Le sexe perd tout son pouvoir et toute sa magie lorsqu'il devient explicite, abusif, lorsqu'il devient mécaniquement obsessionnel. C'est parfaitement ennuyeux. Je ne connais personne qui nous ait aussi bien enseigné combien c'est une erreur de ne pas y mêler l'émotion, la faim, le désir, la luxure, des caprices, des lubies, des liens personnels, des relations plus profondes qui en changent la couleur, le parfum, les rythmes, l'intensité.
[…]
« Le sexe ne saurait prospérer sur la monotonie. Sans inventions, humeurs, sentiments, pas de surprise au lit. Le sexe doit être mêlé de larmes, de rires, de paroles, de promesses, de scènes, de jalousie, d'envie, de toutes les épices de la peur, de voyages à l'étranger, de nouveaux visages, de musique, de danse, d'opium, de vin.
« Combien perdez-vous avec ce périscope au bout de votre sexe, alors que vous pourriez jouir d'un harem de merveilles distinctes et jamais répétées ? Il n'y a pas deux chevelures pareilles, mais vous ne voulez pas que nous gaspillions des mots à décrire une chevelure ; il n'y a pas deux odeurs pareilles, mais si nous nous attardons, vous vous écriez : "Supprimez la poésie." Il n'y a pas deux peaux qui aient la même texture, et jamais la même lumière, la même température, les mêmes ombres, jamais les mêmes gestes ; car un amant, quand il est animé par l'amour véritable, peut parcourir la gamme entière des siècles de science amoureuse. Quels changements d'époque, quelles variations d'innocence et de maturité, d'art et de perversité...
[…]
« Nous avons discuté à perdre haleine pour savoir comment vous êtes. Si vous avez fermé vos sens à la soie, à la lumière, à la couleur, à l'odeur, au caractère, au tempérament, vous devez être à l'heure qu'il est tout à fait racorni. Il y a tant de sens mineurs qui se jettent tous comme des affluents dans le fleuve du sexe. Seul le battement à l'unisson du sexe et du cœur peut créer l'extase. »
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De tels propos feraient sourire ou s'esclaffer nos modernes romancières du Moi.
– « S'offusquer qu'une femme émaille ses écrits de mots bas, c'est vouloir perpétuer l'image d'un être mythique qui, alliant beauté et distinction, ne saurait parler en charretier. La liberté si âprement conquise doit pouvoir s'exprimer sans circonlocutions. Pourquoi n'égalerions-nous pas l'homme dans le trivial, l'ordurier ? Le temps n'est plus où nos aïeules, dûment chapitrées par leurs mères, n'usaient de mots inconvenants ; s'éprouvaient par eux salies, ravalées, dans leur nature de femmes – et c'était, à travers elles, l'amour que l'on bafouait ; un mot qui, à défaut d'alléger leur sort, leur demeurait talisman.
« Pourquoi, née cynique, expéditive, s'encombrerait-on de périphrases hypocrites ; ferait-on le moindre effort pour suggérer par quelque image neuve et, qui sait, poétique, quand il existe, forgé par l'homme, tout un vocabulaire graveleux qui a le mérite d'être explicite ? Il faut vraiment être une femme d'un autre âge, nourrie de romans à l'eau de rose, pour rêver d'un érotisme "d'un million de facettes, de formes, de situations, d'atmosphères", quand il n'importe que de s'accoupler pas même "le temps d'un sein nu entre deux chemises" ».
Si naïve était Anaïs Nin, qu'elle alla jusqu'à écrire, dans Être femme : « C'est le contenu affectif de l'acte sexuel qui le rend plus intense et plus beau. Différence comparable à celle qui sépare un soliste d'un orchestre aux mille variations ». « Les femmes doivent cesser d'imiter Henry Miller. […], c'est une façon de reléguer [la sensualité] parmi les expériences sans importance, tout à fait ordinaires. »
Non moins obsolètes et dignes de pitié, sont les propos d'un Gabriel Garcia Marquez pour qui le toucher, dans l'amour, était « un cataclysme émotionnel ». Et il ajoutait ceci, tout à fait risible : « Je ne conçois pas l'amour comme un assaut momentané. Pour moi, c'est une relation à deux, durable, dorée à feu doux. »
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Que se rassurent les hommes, s'il s'en trouve, qui auraient mauvaise conscience à faire, de l'Acte, « un assaut momentané » : nos écrivaines – qui sont femmes – lui accordent sa juste place « parmi les expériences sans importance ». Quitte, pour les amants délicats, à devoir tenir pour nigauds les chantres de l'art amoureux. Et à considérer que le monde est en ordre, puisque les écrivaines nous montrent, par leurs écrits, qu'elles ont les amours qu'elles méritent.
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La vie sexuelle de Catherine M., paru en 2001, appelle plusieurs sortes de lecture. On peut y voir l'étude, en ethnologue, d'une étrange peuplade, telle les Muria de l'Inde ; une frénétique illustration du Kama Sutra ; une manière de livre des records en fait d'ébriété sensuelle, le lecteur se sentant partagé entre admiration et compassion pour des galériens du sexe et de la « mécanique des corps » comme dit la narratrice qui se prévaut d'« un nombre incalculable » de pénétrations.
L'œuvre de Sade est, pour partie, l'exacerbation de fantasmes irréalisés. Ici, nulle fantasmagorie, mais un florilège de conduites érotiques dont la méticulosité d'évocation paraît le gage de leur vérité.
L'ouvrage fut honni ou encensé : s'y manifestait une sincérité si intrépide, qu'elle suscite, avec l'ébahissement, un sentiment d'indépassable dans la transgression. Et le jugement moral en abdique ; l'estime naît pour tant de tranquille audace assumée avec un naturel désarmant.
Le nom de Sade s'efface en nous, qui n'eut jamais de crédit. Celui de Georges Bataille s'y substitue quand surgit ce qui relève, à nos yeux, de l'abjection – et notre cœur en bronche. Mais c'est celui du Baudelaire de Mon Cœur mis à nu qui s'impose : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. » Une assertion dont rirait la conteuse. Moins peut-être de cet aveu du poète : « Au moral comme au physique, j'ai toujours eu la sensation du gouffre […] J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. » Encore qu'il n'y ait trace, en l'ouvrage, de « crainte et tremblement », mais la manifestation d'une assez belle santé.
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Si ce livre rend falot, dérisoire, l'érotisme des écrivaines, c'est que Catherine Millet, férue d'art, auteur de monographies d'artistes contemporains, manifeste, en un style tout uni, sagacité, finesse, – délicatesse ! – de perception, inventivité, pertinence dans l'image, qui sont d'un authentique écrivain.
Ce sont ces qualités qui donnent aux mots crus, brutaux, dont s'émaille le texte, un caractère d'éléments rapportés, de restes d'un registre de langue auquel on crut devoir sacrifier ; alors que, chez les écrivaines, ils ne peuvent échapper à la trivialité foncière de l'entreprise. Preuve que n'est pas vulgaire qui veut, et qu'à l'inverse, peut être tenu pour obscène un ouvrage dépourvu du moindre mot bas, au motif qu'il « offense gravement l'esprit humain. »
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texte
Annaïs Nin
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Il était en France sans papiers et il risquait d se faire arrêter. Pour plus de sûreté Elena le cacha dans l'appartement d'un ami qui était absent, et ils commencèrent à se voir tous les jours. Pierre aimait la rencontrer dans le noir, à tel point qu'avant de se regarder en face, leurs mains s'assuraient de la présence de l'autre. Comme des aveugles, ils tâtaient leurs corps, en s'attardant sur les courbes les plus chaudes, en parcourant chaque fois le même parcours, en reconnaissant au toucher les endroits où la peau est la plus douce et tendre et ceux où elle est plus forte et exposée à la lumière du soleil ; les points dans le cou, où rejaillissait l'écho des battements de cœur, où les nerfs tremblaient quand la main s'approchait du centre, entre les jambes.
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Pierre était toujours surpris lorsque Elena cherchait uniquement à lui donner du plaisir, sans penser à elle. Parfois, il était épuisé a^près leurs ébats, moins fringant, et pourtant il désirait retrouver encore une fois l'extase de la jouissance. Alors il commençait à la caresser pour l'exciter, avec une agilité dans les mains qui approchait de la masturbation. Pendant ce temps, les doigts d'Elena se refermaient doucement sur son pénis, telle une délicate et experte araignée, frôlant les nerfs les plus sensibles et les plus secrets. […]
Ne pensant qu'à son plaisir à lui, elle se penchait, les cheveux dans la figure, et approchait sa bouche de sa verge, tout en continuant à le caresser de ses mains ; elle passait doucement sa langue sur le gland sans arrêter son mouvement – et ce jusqu'à ce que son corps se mette à trembler et se soulève pour mieux s'offrir à ses mains et à sa bouche, perdant tout contrôle, avant de donner sa semence en petites vagues s'échouant sur la grève, de petites vagues d'écume salée qui roulaient sur la plage de ses mains. Alors elle prenait tendrement son pénis dans la bouche pour recueillir l'élixir d'amour.
La jouissance de Pierre procurait une telle joie à Elena qu'elle était toujours étonnée lorsqu'il commençait à l'embrasser avec gratitude, en disant :
– « Mais toi, tu n'as pas eu de plaisir.
– Oh si ! » répondait Elena sur un ton sans équivoque. […]
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Quand le désir avait pénétré chacun de leurs pores, chaque poil de leurs corps, ils s'abandonnaient enfin à des caresses violentes. Parfois elle entendait ses os craquer quand elle levait ses jambes au-dessus des épaules de Pierre, elle entendait le remous des baisers, le son comme celui de la pluie, des lèvres et des langues, les humeurs qui se répandaient dans la chaleur de leurs bouches, comme s'ils mangeaient un fruit qui fondait sous la langue. Pierre entendait l'étrange roucoulement étouffé qu'elle produisait, semblable à celui d'un oiseau exotique en extase ; et elle entendait son souffle, plus lourd au fur et à mesure que son sang devenait plus dense, plus riche.
Quand la fièvre augmentait, son souffle était comme celui d'un taureau légendaire qui galopait furieusement vers un coup de cornes délirant, un coup de cornes sans douleur, un coup de cornes qui soulevait sa bien-aimée presque littéralement du lit, soulevait son pubis comme s'il voulait passer à travers son corps et le lacérer, pour la laisser seule après avoir ouvert la blessure, une blessure d'extase et de plaisir qui lui transperçait le corps comme un éclair et la laissait retomber au milieu de gémissements, victime d'une joie trop grande, une joie qui était comme une petite mort, une petite mort aveuglante qu'aucune drogue ne pouvait provoquer, que rien d'autre ne pouvait provoquer à part deux corps amoureux, qui s'aimaient de tous leurs atomes, jusqu'au plus profond de leur être, de toutes leurs cellules, leurs nerfs et leurs pensées.
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Extrait de Vénus Erotica
Stock, 1969.
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