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ÉCRIVAINES
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Nos écrivaines sont les filles de celles qui, dans le n° de « Sorcières » intitulé « Écritures » clamaient leur désir d'écrire la vie – la leur – du plus près de leur corps, avec leur sang. Virginia Woolf déplorait de trouver dans les livres de femmes, « beaucoup plus souvent, bavardage, loquacité, simples propos jetés sur le papier. » Elle eût été horrifiée par ce qui trouve éditeurs, apologistes, lecteurs et lectrices. L'écrivain qu'elle était eût été éberluée de voir encensés des romans et récits invertébrés, bourrés de fadaises complaisantes, où le Moi de la narratrice phagocyte tout ce qui lui est extérieur pour s'en repaître ou pour en faire de la verroterie à l'usage des amateurs.
Au vrai, à voir avec quelle véhémence certaines revendiquaient le titre d'écrivaines, ne pouvait-on présager ce qu'il en serait ? Colette prenait pour un éloge l'appellation d' « homme de lettres » que des confrères lui donnaient. Elle savait d'expérience que toute figure appelée à prendre place dans notre Musée imaginaire doit son accomplissement à la présence active, chez son créateur, et d'une part féminine et d'une part virile que l'on trouve à divers degrés chez les femmes qui laissèrent un nom dans les Lettres et les Arts, mais qui, toujours, par sa présence ou son absence, distingua les œuvres majeures et les ouvrages de dames.
– « Haïssable, ont dit les féministes, est une littérature forgée par l'homme à sa plus grande gloire ; odieuse, une langue raidie, sclérosée par la logique, qui prétendait imposer à chacune un ordre du monde, une organisation de l'esprit, une disposition de la vie intérieure, un point de vue sur toute chose, propres à perpétuer notre subordination immémoriale.
Maintenant que nous avons jeté bas sa statue (équestre), l'homme va mesurer, pour sa confusion, tout ce qu'il étouffait ou récusait en nous depuis toujours. Nous allons "écrire sur les femmes comme on n'a jamais écrit sur elles." La VIE qu'il bafoue, saccage, et dont nous sommes les dépositaires, les propagatrices, la VIE, par nos voix, va se déployer, s'illustrer dans sa profusion et ses cycles.
Il tranchait de tout au nom de la raison, du sens commun ; il nous imposait des normes qui ne valent que pour lui. Que sait-il de nos aspirations, de nos … faibles ? De tout ce que nous réprimions en sa présence : notre goût pour le gratuit, le fantasque, voire l'extravagant ; notre propension à l'humour, à la drôlerie, à l'inattendu, qui nous fit si souvent retenir ce vœu, que nous savions inutile : "Étonne-moi !"
Plus grave, peut-être, que sait-il de ce sentiment, en clair-obscur, qui fait à l'amour de si belles franges, et qui nous est manne : la tendresse ? Ah, il est temps de le convaincre qu'il ne déchoit pas à nos yeux, à se montrer vulnérable ! Temps de lui montrer ce qu'il gagnerait à nous regarder nous insérer dans le réel, dans la durée ; et pactiser avec les éléments, à croire que le heurt de la vague et du rocher a pour lui plus de charme – mais entend-il même ce mot ? – , que les épousailles ventre à ventre de la plage et de la nappe d'écume. »
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Je l'ai dit, Marie Noël tenait toute poésie féminine « trop peu détachée [de l'auteur] pour qu'on puisse parler de créations, d'œuvres d'art. »
Et Marguerite Yourcenar, dans un entretien : « Ainsi que je l'ai fait dire à Hadrien, l'homme n'est pas continuellement le personnage de son sexe. Un homme qui calcule ou qui écrit sort de son sexe, il sort même de lui-même. C'est très rare chez une femme. »
De fait, des hommes durent sortir de leur moi pour donner vie, consistance et crédibilité à une Antigone, une Agrippine, une Mme de Morsauf, une Sanseverina, une Anna Karénine, une Ysé, et à mille autres héroïnes qui peuplent l'imaginaire universel. Et qui, de bonne foi, mettrait en doute, en chacune, la cohérence de leur être, la véracité de leurs propos, de leurs démarches ? N'est-il pas singulier que nul personnage masculin, né d'une plume de femme, n'ait plus de présence, d'aura, que le Landry de la petite Fadette, ou que le Chéri du roman de Colette ? C'est parce que Marguerite Yourcenar pratiquait à un haut degré l'art d'écrire, qu'elle nous laisse, imposantes, les figures d'Hadrien et de Zénon.
On dirait que parmi les femmes cultivées, familières des meilleurs auteurs, une irréductible disgrâce frappe la plupart de celles qui se mêlent d'écrire : elles ne sauraient se quitter des yeux !
Du moins savons nous mieux, grâce à elles, que des femmes peuvent nous égaler, nous surpasser en vulgarité et en cynisme ; et que l'amour, longtemps la grande affaire de leurs devancières, jusqu'à en faire un absolu, n'est bel et bien, ô Chamfort, que « le contact de deux épidermes ». Pas même celui, selon Joubert, « d'une âme et d'un épiderme ».
Soyons-leur plutôt reconnaissants de se montrer à nous au naturel, la leçon ne sera pas perdue, encore que, par chance, il n'est pas que des femmes à leur ressemblance : jetables.
Ah, que les championnes de l'école nombriliste se hâtent de jouir de leur renommée : leur néant monté en mousse aura tôt le sort des bulles de savon tout irisées !
Mais ne t'afflige pas mon esprit ; rassérène-toi, mon cœur : puisque – tu l'as lu dans « Sorcières » – tant et tant veulent dire leur jouissance, il se trouvera bien, à présent qu'elles disposent d'une chambre à soi, des femmes plénières et intrépides, résolues à accepter les rigueurs de la création, l'ascèse qu'elle exige – et que de refus à transmuer en opulence ! – pour ne plus se payer de mots et, selon le vœu d'André Breton, « faire prédominer au maximum tout ce qui ressort au système féminin du monde par rapport au système masculin. »
Parce que la femme, si j'en crois Otto Weininger, est « en relation sexuelle avec toutes choses, de manière continue et par le corps entier », il s'en trouvera, oui, pour nous faire partager, par des pages qui soient actions de grâces, le spectre de sensations d'une femme majuscule dont on fête la peau – une levée en masse de la saveur ! – ; dont par la caresse, on évide le ventre en doline aux bords friables ; et dont tout le corps se cambre en arc de triomphe pavoisé de flammèches de clameurs, avant que de se résoudre en lagon de pâte d'amande.
Peut-être même s'en trouvera-t-il pour nous donner une figure de femme, une figure d'homme, propres à nous convaincre que, malgré l'extrême difficulté d'être inhérente à chaque sexe, « rien ne vaut le malheur d'aimer ».
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texte
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– « Maintenant, les femmes se sont mises à écrire. Qu'en pensez-vous ?
André Malraux : – Quand les femmes n'écrivaient pas, on disait : "Ah, là là ! Quand il y aura une véritable création féminine, on verra ce qu'on verra !" Or, maintenant, nous l'avons, elles ne sont plus dans l'armoire, et je trouve que ce que disent les femmes sur la féminité, finalement, c'est peu de chose…
– Qu'entendez-vous par "féminité" ?
A. M. – Un autre continent. Si vous parlez avec une femme, si elle vous parle de son rapport avec la vie, ça n'est pas le vôtre. Avec les enfants, ce n'est drôlement pas le vôtre, avec l'amour encore moins ! Par conséquent, il y a quelque chose – une expérience spécifique.
– Et vous ne la retrouvez pas dans ce qu'elles écrivent ?
A. M. – Je trouve que ça ne fait pas le poids. Quand on pense à Mme de La Fayette, qui avait tout contre elle au moment où elle écrivait La Princesse de Clèves, nous nous disons que les femmes d'aujourd'hui, avec les libertés qu'elles ont, devraient toutes être des petits Stendhal ! Il me semble qui dirait quelque chose de capital sur la féminité, cela ferait un bouquin du diable, cela serait Soljenitsyne ! […] Or, citez-moi un nom de femme écrivain qui soit vraiment incontestable ? Prenez votre temps. Si vous trouvez, cela en vaudra la peine…
[…] Ce qui m'intéresse, c'est le moment où une femme me dit sur elle ce que je n'aurais pas deviné.
[L'Amour ?] À l'heure actuelle, il est enseveli sous les immondices.
(Interview du 7 juin 1976 par Madelaine Chapsal
in Envoyez la petite musique…, Grasset, 1984)
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Tu vas me revenir. Il faut voir, quand je suis sûre de toi, comme je marche, ouverte et néanmoins dense, le cœur au bord des lèvres – de quoi les hommes s'avisent. Il faut voir comme je brille et me cherche des reflets, des complices, parmi les femmes que je croise…
De tous les mots qui s'accordent à tes retours, celui-ci surtout m'agrée : l'embellie.
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L'amoureux
On est bien avec toi : le monde se fait simple, conciliant ; il retrouve le goût de ses origines depuis si longtemps oubliées – un goût de Paradis tout à fait terrestre.
Tu es de ces rares femmes qui nous logent entiers en leur soupir d'aise.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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