L'ÉCRITURE AU FÉMININ
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VI SEXE ET CRÉATION
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Aux misogynes d'hier qui assignaient aux femmes, en art, le rôle de pâles disciples, de suiveuses attardées ; qui les voyaient condamnées à la reproduction, quelques-unes, cependant, auront infligé le démenti d'une œuvre qui ne devait à personne. Dira-t-on, comme telle féministe, qu'elles furent « réduites à se désolidariser de leur sexe, à le mettre entre parenthèses, sous peine de se couper de la masse des œuvres écrites (...) » ? Des générations de lecteurs à l'oreille peu sensible ont pu attribuer à une femme les Lettres de la Religieuse portugaise ; mais qui songerait à créditer un homme, des Lettres d'Héloïse, des sonnets de Louise Labé, de l'œuvre de Sand, de Colette ou de Catherine Pozzi ?
À les lire, on ne doute pas, chaque fois, qu'une femme est là (non plus, hélas, qu'à lire Gérard d'Houville ou Gyp !), une femme unique et qui n'a rien renoncé d'elle-même, de ce qui est spécifique de son sexe ; une femme qui ruine la distinction entre ce qui serait plutôt de l'homme : la personne, la conscience, la création, la transcendance..., et ce qui relèverait de sa compagne : l'espèce, l'organique, la reproduction, 1'immanence. Et nul lecteur de bonne foi ne qualifierait ces œuvres d' « ouvrages de dames », alors même qu'il y trouve un regard féminin, une sensibilité féminine, un rapport féminin au monde, à la nature, à l'homme.
C'est que chacun des auteurs invoqués se forgea l'instrument unique, sans répondants, qui le mieux servait son regard, sa sensibilité : un style assez neuf pour nous imposer une vision, féconder notre mémoire, et qui possédât ce que Du Bos appelait « le naturel de la rigueur ». Mais à quelle œuvre importante de femme, au reste, ne s'appliqueraient ces lignes, où il loue l'écriture de Commentaire, de Marcelle Sauvageot : « Si l'intelligence est féminine, en cette acception positive où la qualité de la femme ajoute à 1'immédiateté et à la délicatesse des prises intuitives, l'usage en est viril par l'absence de toute complaisance. »
Bien loin que les femmes aient à se désolidariser de leur sexe pour se faire entendre, c'est leur qualité même de femme qui nous rend précieuses leurs productions dès lors que celles-ci ressortissent à l'art – et la restriction, certes, est essentielle tant à lire maints ouvrages contemporains, nous avons peu souhaité connaître plus avant les furieuses qui s'y exprimaient avec hargne, infantilisme et vulgarité ; tant nous les avons crues incapables de donner naissance à une grande figure féminine, de celles qui peuplent l'imaginaire. Il y faut un autre souffle, une autre carrure, quelque noblesse, un cœur qui ne paraît pas en de tels écrits – lesquels nous persuadent plutôt que leur auteur n'eut que ce qu'il méritait, et qu'il n'est vraiment pas étonnant qu'il ait été mal aimé.
L'art n'a pas de sexe, et il n'y a pas de littérature féminine. Il y a les œuvres qui relèvent de l'universel et les productions mineures ; il y a la littérature et puis, innombrables, les livres sans nécessité. Qu'on soit homme ou femme, il ne faut jamais, portant une œuvre en soi, que se donner jusqu'à l'extrême rigueur les moyens de l'amener au jour. Séraphine de Senlis a en elle un prodigieux monde végétal, floral, qui veut naître. Elle n'a pas appris la peinture ; elle ne dispose d'abord d'aucun appui ; elle est pauvre, solitaire – femme de ménage ! – et voilà qu'en recluse, quasi en hallucinée, elle nous donne une œuvre de génie. (Malraux lui-même, le misogyne, emploie le mot.)
Et ce, sans penser un seul instant à clamer : « Écoute ma différence » ou à revendiquer un art distinct, soumis à d'autres normes que celles de l'homme. Pas plus que ne l'avaient fait avant elle une Louise Labé ou après, une Marie Noël, une Colette, une Marguerite Yourcenar. Il leur suffit bien de manifester la spécificité d'un regard de femme et de nous l'imposer, irrécusable, par sa seule force, sa seule nécessité.
« Écoute ma différence » ? Quel homme, plus ou moins interdit devant un monde qui toujours lui restera fermé, quelque bienveillance qu'il ait pour lui, n'espère voir paraître une œuvre de femme lui révélant, avec une puissance torrentueuse, dans un style aussi efficace, définitif, que les plus grands, les arcanes de cet univers et jusqu'aux tréfonds du « continent noir » ? Quel, ne rêve qu'une femme déroule devant ses yeux, majestueuse, la coulée d'une vie de femme, en sorte que cette vie soit inoubliable, qu'elle accroisse notre constellation de figures féminines – jusqu'ici presque uniquement dessinées par des hommes, ainsi que vous nous le reprochez ? Par parenthèse, s'agissant de figures, quel ne serait pas notre bonheur de rencontrer aussi, dans une grande œuvre de femme, un personnage qui ne soit ni un inconsistant objet de rêves, ni le compagnon buté, brutal, grossier ou fat avec qui on règle ses comptes par fiction interposée. Seulement un homme considéré, rendu dans sa complexité, avec autant de sympathie, d'... inclination, que de lucidité.
Une telle œuvre verra-t-elle le jour ? Ce qu'on peut affirmer, c'est qu'elle ne sera pas écrite par une femme mesquine et agressive, et non plus par celle qui penserait qu'il suffit de prendre une plume et de s'épancher sans frein. Elle ne saurait naître que d'une haute et vaste vivante, aussi généreuse amie de l'homme que de soi, aussi cérébrale que charnelle, – et qui sache « qu'écrire est un art ».
Reste à se demander si, à posséder cette souveraineté de cœur, d'esprit, de chair, une telle femme ne préférera pas vivre plutôt que créer.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Tu vas me revenir. Il faut voir, quand je suis sûre de toi, comme je marche, ouverte et néanmoins dense, le cœur au bord des lèvres – de quoi les hommes s'avisent. Il faut voir comme je brille et me cherche des reflets, des complices, parmi les femmes que je croise…
De tous les mots qui s'accordent à tes retours, celui-ci surtout m'agrée : l'embellie
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L'amoureux
Je voudrais dire le plaisir d'un grand rapide, de sa percée souveraine, de sa trajectoire rigide et moelleuse. On habite le cœur d'un ouragan canalisé, d'une flamme indéfiniment décochée… Mais ce n'est jamais si vrai, n'est-ce pas ?, que lorsque la course est orientée, qu'on se sait attendu, que l'autre est le terme du parcours.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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