l'écriture au féminin
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vii textes (1)
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1 Une lettre
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Monsieur,
Je lis peu mes contemporains : les « classiques » ont tant à nous dire ! Mais une amie m'ayant communiqué votre diatribe contre les « érivaines », je me suis écriée : « Cette charge en règle est d'un misogyne ! » J'étais donc bien décidée à vous dire votre fait, car nous sommes dénigrées à peine entrons-nous en compétition avec vous ! Est-il , au reste, de nos jours, tant d'hommes de lettres qui sachent qu'« écrire est un art » ?
Je viens de lire deux ouvrages d'écrivaines des plus notoires, et je vous communique mes notes de lecture. Elles vous rendront justice. Vous en excuserez la crudité : je me suis mise au diapason !
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Le Marché des amants
Une pauvreté de vocabulaire désolante (combien de mots ? 200 ? )
Une platitude d'écriture abyssale ; par exemple, dans certaines pages, prises au hasard, j'ai noté 25 « je » (p. 66), 20 (p.80), 14 (p.209). (Pour être dans l'autofiction, on y est !) Cependant que les « il » surabondent : 19 page 7, 13 page 10…
Ni imagination, ni émotion, ni délicatesse dans les propos ; dans le fond : on se masturbe, on suce, on coïte, sans commentaires. Le dire tout crûment suffit bien !
Ni grossier, ni pervers, cet ouvrage est seulement d'une vulgarité continue, et affligeante.
Et de quoi parle-t-on ? De soi, et de quelques hommes dans des termes où ne passent ni respect, ni tendresse, encore moins les diaprures des sentiments amoureux, ou la fiévreuse variabilité des émotions. Les rencontres charnelles se font quasi sans rime ni raison, autres que celles de la pure animalité. Le monde d'alentour étant réduit à quelques ombres, en guise de faire-valoir.
Aucun projet d'écriture autre que la logorrhée insane de qui se raconte avec toutes les manifestations de sa pauvreté d'esprit et de cœur. Et quelque suffisance : « Voyez comme moi j'ose faire et dire les choses : en femme libre ! »
Bref. De quoi donner la nausée en pensant qu'il y a des éditeurs pour ça, des critiques pour ça, et des lecteurs pour ça : le zéro absolu de la nullité, en fait de sujet, d'écriture, de sensibilité, de sentiment.
Le livre finira dans le grand brasier que j'allume de temps à autre à la campagne pour détruire branchages et hautes herbes ; pas dans la cheminée : j'ai trop de respect pour elle !
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L'Amour, roman
Là, on change un peu… d'optique, mais la vacuité du propos, elle, ne change guère !
Après les deux premières pages qui, de toute évidence, sont de provocation en même temps qu'elles font office d'hameçon pour le lecteur friand du genre, on se demande où l'on va. Mais apparaît La Rochefoucauld et, avec lui, les relations de couple dans l'Ancien régime. Le temps de comprendre que La Rochefoucauld n'est ici qu'un prétexte littéraire (cela fait bien ! on a des Lettres…) et l'on vous fait tourner en rond, dans un bavardage indéfini, sans aboutissement, dont l'amour ne sortira ni élucidé, ni grandi ; d'autant qu'il semble se réduire, pour l'auteur, à un appel des sexes qui trouverait le plus souvent son exutoire, de façon expéditive, entre deux portes…
Aucun apport strictement et finement féminin. On mime les écrivains masculins ; on fait cru comme eux, pour ne pas être en reste ! On reste à la surface de tout ; on « surfe ». Aller chercher en soi ce qu'on possède d'essentiel, de spécifique, de très secret, d'irréductible, supposerait un attitude moins complaisante envers sa personne, et plus de travail ; cela exigerait temps et rigueur, toutes choses étrangères à l'auteur qui cède à la facilité avec une complaisance confondante.
Un peu au-dessus du zéro absolu de l'autre « roman » ? Oui, en apparence ; non dans le fond. Dans les deux cas, il y a accumulation de mots redondants, de phrases inutiles, de paragraphes entiers creux, plus vides que vides. On laisse aller sa plume avec une satisfaction de soi, une délectation, qui laissent pantois : est-il possible, quand on est un écrivain édité, lu, d'abdiquer à ce point toute rigueur ? La fréquentation de La Rochefoucauld n'est, à l'évidence, que superficielle ; elle n'a rien appris à l'auteur, puisque la concision des maximes n'eut d'effets sur sa propre écriture. Plus il concentre, plus elle délaye ! C'est de la poudre aux yeux, tout de surface ; glacé comme une vitre, lisse, neutre comme elle.
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Et je ne dis rien de la… légèreté avec laquelle ces femmes livrent, dans leurs ouvrages, l'intimité de ceux qui leur furent proches. Pour moi, c'est là une manifestation de l'aspect foncièrement égocentrique, égoïste, très réducteur, de l'autofiction ainsi considérée. On déballe tout, sous prétexte que parler de soi conduit à parler des autres, et que la… vérité du propos ne saurait aller qu'avec une totale et radicale sincérité. Et tant pis pour les dégâts collatéraux, seraient-ils ravageurs… Que pèsent-ils, n'est-ce pas, en regard du moi… surdimensionné ? La « vérité » littéraire a ses impératifs !
Des livres haïssables à tous égards, dont une lectrice sort humiliée.
Ah ! que vous aviez donc raison d'écrire que toutes les femmes ne se reconnaissent pas dans ces sinistres et dérisoires silhouettes !
Pour moi, qui ne dédaigne pas la littérature érotique, je continue à la demander à Lawrence, à l'Apollinaire des Lettres à Lou, au Claude Louis-Combet de Blesse, ronce noire et de l'origine du cérémonial.
La présente lettre n'appelant pas de réponse, je me borne à signer :
Bénédicte
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2 Sur la critique
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Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d'un intrus, chaque griffonnage à l'aide duquel le cerveau vide veut venir en aide à la bourse vide, c'est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l'écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l'auteur et l'éditeur, pour voler au public son temps et son argent.
Schopenhauer,
Écrivains et style, 1851.
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3
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– « Vous avez dit plusieurs fois que vous n'aimiez pas le roman du Moi, le roman subjectif, mais je pense que tous les romans contemporains sont en quelque sorte subjectifs ?
– Pas tous, pas les très grands. Mais comme il y a très peu de très grands, vous avez raison, presque tous les romans contemporains sont subjectifs, et c'est pourquoi je ne les lis pas. Au bout de quelques lignes, on s'aperçoit que l'auteur dit : "moi, je…", et je ne suis pas particulièrement intéressée dans ce moi, dans ce je. Et le livre, par conséquent, va au panier. »
Marguerite yourcenar
Portrait d'une voix, Gallimard, p.366.
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VOIX
J'ai, dans l'oreille, la voix de Colette, celle de Yourcenar, de Duras, interrogées par un journaliste ou un critique. C'était, pour elles, l'occasion et de nous éclairer sur leur dernier ouvrage, et de s'élucider elles-mêmes. Et l'on sent bien à leur parole posée, parfois hésitante; à leurs mots choisis avec le scrupule de l'écrivain soucieux de rigueur, que, par le biais d'une question, elles découvraient ou mettaient à nu pour nous un aspect de leur personnalité.
Il faut prendre garde aux voix. Certaines nous atteignent en n'ayant traversé, dirait-on, que des masses osseuses; et nous avons le souvenir de belles caqueteuses dont la tête nous semblait une coque vide où se fût agité, avec frénésie, un grelot. Les voix qui nous retiennent, et d'abord chez les femmes, procèdent d'un réduit charnel que nous ne saurions localiser mais qui a affaire avec les viscères. Par elles, se manifeste un moi chaleureux, indulgent, enclin à l'introspection
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Nous voici entrés dans un temps de logorrhée universelle. S'édifie une Tour de Babel ayant pour assise toute terre habitée . Et comme chacun y est tout à l'urgence de se faire entendre de la multitude, vous ne pouvez délivrer votre message que dans la précipitation, par formulation elliptique.
Quand Gide, Claudel, Mauriac, s'entretenaient à la radio avec Jean Amrouche, le silence "des espaces infinis" ciselait leurs propos, l'échange relevant de la maïeutique. Certes, un Montherlant, un Chardonne, un Aragon, parlaient... comme un livre, mais les "grands entretiens" que j'évoque et que l'on jugea dignes de paraître en librairie, souffraient les hésitations, suspens, correctifs, retours en arrière. Deux esprits de bonne compagnie dialoguaient comme ils l'eussent fait... aux Enfers, environnés d'illimité.
Les femmes nous ont, à bon droit, fait grief de dédaigner leur parole. À présent qu'elle est partout recueillie, souvent avec faveur, peut-on espérer que les écrivaines interrogées ne nous donnent pas l'impression de la bouteille de mousseux que l'on débouche, ou celle de nous trouver en l'un de ces salons "où l'on cause" – où dévider à... "haut débit", à dents à peine desserrées, des propos qui nous font augurer une écriture à l'image de cette écume de mots?
Car nous nous souvenons de la pensée du poète Pierre Emmanuel, qui vaut si éminemment pour la femme: "Qui veut connaître un homme, qu'il écoute non les mots qu'il dit, mais la musique qu'ils font".
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