ECRIRE AU FEMININ VII
*
*
TEXTES (2 )
*
EN MARGE
DES
« MÉMOIRES D'UNE JEUNE FILLE DÉRANGÉE »
*
Il est des personnages, des artistes, des écrivains, sur lesquels on a tant écrit, que la plume vous tombe des doigts à la pensée d'ajouter aux gloses dont ils furent l'objet.
Ainsi de Simone de Beauvoir. Mais Michel Onfray l'ayant réduite à ses dimensions, dans son cours de « Contre-histoire de la philosophie »1, je viens enfin de lire l'ouvrage qu'il cite à plusieurs reprises : Bianca Lemblin, Mémoires d'une jeune fille dérangée, Balland, 1993, et j'y ai trouvé ample confirmation des sentiments que m'inspiraient l'œuvre et la personne de l'auteur du Deuxième Sexe.
L'ouvrage de Bianca Lemblin relate l'amour passionné de la jeune fille pour son professeur de philosophie, Simone de Beauvoir. Laquelle, en bonne rabatteuse, la poussa de sa propre couche dans celle de Sartre – dont elle était la pourvoyeuse en chair fraîche. Il dit son effondrement, sa douleur, quand elle découvre, par le biais de publications posthumes (lettres, journaux, carnets des deux protagonistes), à quel point elle fut manipulée, et en quels termes désobligeants celle qu'elle vénérait convainquit, par jalousie, Sartre à se séparer d'elle – ce qu'il fit avec sa muflerie coutumière.
On pourrait douter de l'objectivité de ces « mémoires » si tant de citations de Michel Onfray prises dans l'œuvre publiée du célèbre couple, ne venaient corroborer les jugements de Bianca Lemblin quant à la duplicité, au cynisme, au machiavélisme de la philosophe. Alliés à un « farouche égoïsme », une « ambition dévorante », un « égocentrisme infantile ». Telle nous apparaît, en maintes circonstances, celle en qui ses dévots voient un parangon de véracité, d'authenticité. Il n'y manque même pas « la violence quand elle se sent menacée », des velléités de racisme envers les Arabes (cela est sensible dans ses lettres à Nelson Algren) et envers les Juifs – ce que perçoit Bianca, d'origine juive. Cette phrase : « Castor [S. de B.] s'accommodait aisément du mal qu'elle faisait aux autres » résumant assez bien sa conduite envers son élève, bon exemple de « ce qu'on jette quand cela vous devient inutile. » (Bianca aurait pu ajouter qu'elle avait la voix coupante de ceux à qui furent chichement départis tendresse, altruisme – et modestie.)
N'importe : on est, pour l'une de ses thuriféraires, « une femme qui fut dans sa vie et demeure dans ses textes une guerrière de lucidité, de l'élégance et de l'honnêteté intellectuelle, de la liberté » (« Les Temps modernes », janvier-mars 2008). Par parenthèse, il est plaisant de voir louer sa lucidité quand on sait les errements politiques du couple à l'égard du communisme, de Cuba, et de cette Chine maoïste à laquelle elle consacra un livre enthousiaste, La longue Marche !
Et la thuriféraire citée de se déchaîner quand parut le livre de Bianca. En substance : Quelle naïveté ou quelle prétention, chez celle qui se pose en victime ! Elle aurait dû savoir que l'on court certains risques à mêler sa vie à celle de gens supérieurs régis par une éthique à leur seul usage. Avoir été l'une des maîtresses de Sartre aurait dû lui être un suffisant titre de gloire. L'adulatrice avait d'ailleurs, dans le numéro des « Temps modernes » mentionné plus haut, défini ainsi la « philosophie » de son icône : « S'acharner à être heureux. Choisir et se choisir, quel qu'en soit le prix. Préférer, à tout, sa liberté, quel qu'en soit, là aussi, le prix. » Ce que devait déjà penser Mme de Merteuil des Liaisons dangereuses.
La fin justifiant les moyens, il suffit de savoir se donner bonne conscience. Une brillante intelligence, réputée, encensée, n'est pas astreinte à la morale du commun. On appartient, par l'esprit, à une caste supérieure qui a des droits ; ce qui justifie l'arrogance péremptoire dont on fait preuve, les libertés que l'on prend avec la vérité, quitte à s'empêtrer dans ses mensonges.
On a la diffamation aisée, le décri prompt et large. Camus en fit les frais, mais aussi bien les écrivains auprès de qui Simone de Beauvoir aurait pu prendre des leçons de style.
On est boulimique de paysages, de monuments, d'œuvres d'art, ainsi que l'attestent les volumes des mémoires, mais comme on est dépourvue de toute sensibilité, hormis pour son moi, mieux vaut consulter un guide touristique si l'on veut se faire quelque idée de… ce qui vaut le détour.
*
« On ne naît pas femme, on le devient ». La formule fit le tour du monde des têtes pensantes. Et combien, certes, étaient disposées à l'entendre, dont la servitude était le lot ; qui avaient, de quelque façon, à souffrir de l'homme ! Combien vouées aux tâches subalternes, prises au piège du mariage, accablées de criailleries d'enfants ! Combien d'humiliées dont on avait bridé, étouffé les dons ; bafoué ou tranché net en elles toute résurgence de la dignité !…
L'assertion était irrécusable et méritait d'être gravée au fronton des établissements scolaires. Elle avait l'autorité du cogito cartésien, d'une vérité révélée. Il faut donc une belle dose d'inconscience à la cinéaste Agnès Varda pour déclarer, dans un entretien, que cette formule « est bonne pour les philosophes », et d'ajouter : « On naît avec un corps de femme […] Être femme, c'est être aimée avec un corps de femme. »
Une pensée assurément simpliste. Néanmoins, parce que, pendant mille pages une femme va écrire sur la condition féminine, il n'est pas superflu d'examiner dans quelle mesure elle était fondée à le faire.
Simone de Beauvoir n'aimait pas son corps. Nous ne songeons pas à le lui reprocher : est-il tant d'hommes pour se rêver pourvu d'un corps qui, de l'adolescence à la ménopause, est soumis à toutes les sujétions de la physiologie féminine et, de surcroît, l'objet de sollicitations importunes, humiliantes ; vulnérable à l'effraction ; gîte d'angoisse à la pensée de l'enfant conçu sans que le cœur y souscrive, et dont on ne se débarrassera qu'en risquant sa propre vie comme il advient encore en maints pays ? Un corps condamné à paraître plaisant puisque vous serez d'abord estimée sur votre apparence, n'importe votre richesse intérieure.
Il reste qu'à entendre disserter sur le sort des femmes, j'accorderais plus de prix à ce qu'en eût dit une Anna Magnani qu'à la compagne de Sartre, « piètre amant » dont Bianca, qui connut sa brutalité et sa goujaterie écrit : « Je sentais bien qu'il était incapable de se laisser aller physiquement, de s'abandonner à une émotion sensuelle. Son intelligence, toujours vigilante, brisait tous les liens entre son esprit et son corps. » (p.56). Celle qui écrit en 1949 Le Deuxième Sexe, et qui n'aime pas son corps, n'aura connu… l'orgasme vaginal qu'avec l'amant américain, si l'on en croit ses lettres à Nelson Algren. (Lequel ne reçut pas, pour autant, une page d'amante extasiée…)
On sait le pacte, imposé d'emblée par Sartre à Simone de Beauvoir, sur l'amour nécessaire et les amours contingentes – ce qui nous vaudra, de celle-ci, une apologie de l'amour libre. Quitte à découvrir que, toute femme libérée qu'on se proclame, on peut connaître les affres d'un sentiment bien bourgeois : la jalousie.
Le mariage est bien sûr condamné : il engendre l'ennui ; il instaure et légalise la domination de l'homme sur la femme. Que n'a-t-elle lu des confessions de lesbiennes avérées : toujours on y trouve une dominante et une dominée, et les scènes – d'abord de jalousie – y ont non moins de virulence qu'entre sexes différents.
Le corps, l'esprit de l'essayiste, exècrent la maternité : l'enfant, grevant une existence qui se veut libre, est un obstacle au plein épanouissement de vos facultés. Au demeurant, l'instinct maternel n'existe pas, ou il est le produit du conditionnement par la famille, les proches, la société.
Ici, entre autres, se manifeste une propension à la généralisation qui fut souvent reprochée à la philosophe. En bref, toute femme, à moins qu'elle n'ait été aliénée par l'homme, ne peut que souscrire à ses prises de position. Elle n'a rencontré, à l'évidence, de femmes qui, dépourvues de ses carences, s'accommodaient assez de leur corps pour rêver d'être aimées en femmes riches de leurs viscères spécifiques et résolues à en payer le prix. La récompense étant, outre de se réaliser à leurs yeux, d'accéder à des sensations à jamais refusées à l'homme.
Il fallait assurément donner conscience au peuple des femmes de son aliénation ; prêcher la conquête de son autonomie – en ne taisant pas que s'accomplir implique plus de refus que d'acquiescements et que, femme, les choix sont plus déchirants que pour l'homme, tant les meilleures de nos compagnes ont de possibilités, de ressources et, partant, d'aspirations contradictoires entre lesquelles devoir opter, à son corps défendant. (Combien de femmes « en vue », illustres, souscriraient au mot amer de Mme de Staël selon lequel, au féminin, « la gloire est le deuil éclatant du bonheur » !)
On ne demandait pas à Simone de Beauvoir de vouloir connaître, comme Simone Weil, la condition ouvrière. Convenons seulement qu'il est plus aisé de devenir femme quand, née dans la bonne bourgeoisie, ayant fait de fortes études, on est auteur fêté, sans souci d'argent, maîtresse de son corps, côtoyant le génie, voyageant à son gré – plutôt que paysanne des hauts-plateaux andins ou hôtesse de caisse dans un grand magasin.
On naît bel et bien femme, ou homme. Et quand la nature a balancé, c'est à grand douleur qu'adolescent, adulte, on s'efforce de conformer le corps, l'allure, à l'identité foncière que l'on croit sienne.
On naît femme et on le devient, par le complet accomplissement de vos dons, de vos desseins, dans la mesure où, à résolution égale (le statut d'objet a tant de séduction !), les circonstances, les mœurs, les lois des hommes, n'y mettent pas obstacle. Ou ce sera au péril de votre vie.
La cause des femmes méritait une avocate qui ne fût pas une infirme du cœur et des entrailles, mais une essayiste ayant la sensibilité, l'équité, la hauteur de vues, la rectitude de vie, d'une Marguerite Yourcenar.
Dommage : il y fallait quelque noblesse ; nous n'eûmes droit qu'à la roture entachée de vulgarité sous-jacente ; on attendait un constant bonheur d'expression, hommage à « la faveur d'être femme » : on nous servit l'une de ces proses tout unies qui nous importent moins, dès le lendemain, que sur l'instant.
__________________
1 Publiée, en CD, par Frémaux et associés
2 Voir en annexe
3 « Je n'aime pas l'opposition des sexes. Je trouve qu'il y a déjà assez d'oppositions dans le monde sans y ajouter celle-là. Je vois les hommes et les femmes complémentaires. Je ne les vois pas devant nécessairement s'opposer … » (Entretien avec Claude Servan-Schreiber, « F.Magazine », mars 1980)
*
3 « Je n'aime pas l'opposition des sexes. Je trouve qu'il y a déjà assez d'oppositions dans le monde sans y ajouter celle-là. Je vois les hommes et les femmes complémentaires. Je ne les vois pas devant nécessairement s'opposer … » (Entretien avec Claude Servan-Schreiber, « F.Magazine », mars 1980)
*
* * *
*
*
ANNEXE
*
*
Extraits d'une lettre de Sartre à Colette Gibert [début 1940?] proposée dans un catalogue d'autographes :
« Je ne t'ai jamais aimée, je t'ai trouvée physiquement plaisante quoique un peu vulgaire, mais j'ai un certain sadisme que ta vulgarité même attirait un peu. Je n'ai jamais – et cela du premier jour – entendu avoir avec toi autre chose qu'une brève aventure. […]
« J'avais décidé que cette histoire finirait le 1er octobre et tu le savais. […] Depuis longtemps le goût que m'avait inspiré ta personne était tombé, on se lasse du sadisme et de la vulgarité. […]
« Tu dépeins complaisamment nos rapports physiques et tu donnes des détails à faire rougir. Où les as-tu pêchés ? Dans des livres spéciaux ? Je ne me souviens pour ma part que de quelques premiers feux qui venaient surtout de mon sadisme et qui s'éteignirent vite. […] »
*
*
* * * * * * * * * * *