L'arbre fluvial (1)
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« Vous nous avez montré l'océan dans tous ses états. Les eaux courantes, semble-t-il, vous retiennent moins. »
Il est vrai. Sans doute pour avoir grandi dans une campagne calcaire, aux puits profonds. Mais le garçon qui n'avait encore vu la mer descendait parfois à la rivière, assuré de ne jamais la retrouver telle qu'en son souvenir.
C'est l'été. La plaine pantelle sous le soleil ; mais, gagné le fond de la vallée, la fraîcheur vous tonifie les joues, le front, creuse votre respiration. Des eaux ductiles comme pâte à berlingots verts coulent entre les pierres du lit avec une prestesse de loutre. D'où venues ?
Je n'avais encore vu la mutation d'une paroi de roche compacte en filon de roche fluide, cristalline – avatar saisissant dans les sources vauclusiennes quand, au bas d'une échancrure de plateau, fusent et bouillonnent des flots glacés, dans un hourvari scandé de cigales cisaillant les proches platanes.
Je n'avais vu les premiers pas d'une rivière, quand les graviers rendent le ruisseau « scrupuleux », selon le mot du Poète, et lui enseignent l'art de transiger. Et non plus de confluent, quand deux courants se rejoignent, sans se mêler d'abord, le plus puissant drossant l'autre à la rive, avant que de fondre leurs destins.
L'enfant n'avait, sous les yeux, qu'un tronçon de parcours : une courbe du lit qui allait s'effilant, bornait le regard. Simplement, cela passait. Il y avait, dans un monde perclus, entre des berges qui appartenaient à la terre, les figures mêlées de la jeunesse, de la vivacité, de la résolution.
Cela passait, inépuisable eût-on dit, et c'était l'insaisissable même : les doigts spontanément joints n'en pouvaient rien retenir ; la chaussée du moulin n'y parvenait davantage, que l'eau, aussi malléable que ductile, enjambait en se jouant.
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Au printemps, à l'automne, la rivière se conformait à l'image mentale que nous en avons : entre des rives où saules, osiers, ajoncs, foisonnent de sève, s'allonge une clairière laquée, vitrifiée, où le jour prend pied, où infusent, leur cime en bas, les arbres qui la bordent. L'effervescence végétale se disjoint et laisse place à l'arasement. Et cette perspective horizontale nous dispose à l'équilibre, à la sérénité. À la songerie ouverte, sans objet, que nous instillent le bruissement tombé du feuillage, le susurrement des berges auxquelles le flot balbutie un adieu, cependant que nous vient le désir de ne plus bouger, requis par les sensations processionnelles qu'on nous dispense à satiété. Car si tout semble frappé d'un charme, la rivière n'en coule pas moins – sous son épiderme.
Flâneuses en demi-saison, les eaux changeaient d'aspect selon l'heure, l'état du ciel, et les humeurs de sa brise d'escorte. Que brille le soleil, et s'amorce, sous vos yeux, une allée jonchée de grésil, de lambeaux de neige, ou d'efflorescences de saline ; un chemin constellé de pétales blancs – pour quelle procession du Saint-Sacrement ? Parfois, la rivière s'écoule sous une tunique de « croco », de cuir chagriné. Elle peut être glace dépolie, mais aussi miroir donnant, aux reflets du feuillage, une netteté d'image à la parfaite mise au point.
Il faut quelque imprudence pour se noyer quand des sablons effilés subdivisent le courant. Mais quand nulle aspérité du lit ne crève la surface des eaux ? Le jeune contemplateur qui ne savait encore nager pressentait que, sous ces dehors benoîts, cette apparente indifférence, on était aux aguets, prêt à vous étouffer.
Au moins, face à la crue, à la violence faite au courant, à l'air, savait-on qu'il fallait se tenir à distance.
Gonflées, les eaux nous rappellent leur fréquentation de la terre. À la suite de quelle rupture de barrage, celles que voici ont-elles coupé court par des labours ? Écailleuses ou crêtées, parfois en successions de bords de lauzes, elles sont saisies d'une fougue e coulée de lave. La pente qui les meut aurait-elle basculé ? Elles n'ont plus le temps de refléter le ciel, ni les arbres qu'elles ceinturent à mi-tronc, berges transgressées, abolies. Et la vallée est telle une barge chargée à ras bords d'une eau pesante, limoneuse, qui dévalerait un chenal à ses exactes dimensions.
Emportés, les murmures, chuchotis, des eaux oisives. Débordantes, elles ont, non moins que les tornades, à faire dans l'urgence : un souffle de puissant déversoir nous l'assure ; une expiration forcée indéfinie. Une retenue rencontrée est franchie en une sorte de « galop volant », quitte à retomber dans un enchevêtrement d'écume acérée, griffue, où l'on croit voir une mêlée de casoars.
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À prendre de la hauteur avec les eaux courantes, ce que je fis plus tard, d'autre images vous viennent. Bordée de vert, une lanière de ciel s'est abattue sur la terre. Pour la flageller ? Pour souligner, de sa platitude, tout ce que le globe a d'accidents – ravins et crêtes, bosselures et cuvettes ? Serait-ce là une veine à nu qui survivrait à un organisme en voie de sclérose, de fossilisation ? Un filon d'argent qui ferait surface pour damasquiner le paysage – ou pour en faire un champlevé ? La touche de bleu acier, de bleu turquoise, dont un Fauve aurait rehaussé un paysage peint en grisaille ?
Par la rivière, ciel et nuages s'invitent sur terre ; ils la rasent comme fait l'hirondelle à l'approche de l'orage. Par elle, s'ouvre, dans la croûte terrestre, une sinueuse crevasse où voir… le jour. Au plus bas du terroir considéré, elle étalonne en hauteur ce qui l'entoure, et d'abord les abrupts rocheux qu'elle fait valoir et dont, longeant leur pied, elle semble l'assise.
Mais surtout – l'insinuante ! – elle a, face à l'obstacle, un discernement sans défaut pour déceler le point où l'adversaire baisse la garde. À nos yeux, nulle pente ne se dessine, ne s'impose en cette composition de buttes, bassins arables, éboulis de villages, au loin.
Féminines, toutes de soumission apparente, les eaux vives s'y fraient un passage par manœuvres de contournement ; elles introduisent la circonlocution dans un réel qui nous parlait tout de go. Elles nous révèlent qu'on peut passer outre à ce qui nous paraît une paroi sans faille.
On les croirait, de haut, apparentées à quelque pierre précieuse – tantôt lazulite, tantôt olivine. C'est tête baissée qu'elles cheminent avec la détermination des oiseaux migrateurs après qu'un signe venu d'au-delà l'horizon et d'eux seuls perçu, eût fait, de leur troupe sans cohésion, un fer de flèche.
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Rectilignes, l'orée des champs, l'arête des toits, maintes voies de communication. La rivière de plaine, de bassin sédimentaire, y introduit le méandre, figure de la nonchalance, du don gracieux. Elle nous enseigne les vertus du balancement, et ce que l'on gagne à perdre son temps.
Elle appose son paraphe sur le paysage. Aux torrents de foncer au plus droit en bousculant les airs. Elle a, pour envelopper les butes boisées ou ravinées, des arrondis de bras de danseuse kmer.
Elle introduit, dans la nature hirsute, le poli et l'égal ; elle est… faveur de paquet au grossier emballage.
L'homme défriche le terroir. Elle fait prévaloir, par ses berges joufflues de verdure, les droits de l'arborescence, des frondaisons.
Il est des réceptacles terrestres où l'eau, ne trouvant pas d'issue, voue le ciel à la macération. La rivière nous montre qu'en tel bassin qui nous semblait fermé, était une échappée – qu'elle sut trouver. Que la cuvette de roche et de terre que nous croyions étanche, fuyait. Partant, que l'évasion est possible parmi ce qui – champs, demeures et routes –, paraît à jamais fixé.
Elle nous révèle que le ciel n'est pas seul orienté – par une cohorte de nuages, un vol de migrateurs… – mais qu'un fil gouverne les eaux libres, apparentes ou souterraines, et jusqu'aux indolentes, quasi sans penchant, qui ne quittent leurs berges qu'à regret. Un fil non perceptible dans l'espace, mais qui fléchit les herbes aquatiques.
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Hormis celles qui s'amassent et s'évaporent sur place – une dépression argileuse y suffit –, les eaux étroites semblent tôt posséder un sens très sûr du chemin à suivre pour gagner la sortie du labyrinthe. Un chemin au demeurant tortueux car on n'est pas de nature à trancher au plus droit, sauf en recoupant un méandre ancien. Il est même d'usage de se raviser, d'opter pour une autre direction , quitte à se reprendre à nouveau. Reste qu'il est bien un fil du courant qui, avec doigté, va démêler l'écheveau des possibles, en fait de pente, et vous mener, en dépit de mille traverses, d'un amont à un aval.
À chaque confluent, le fil s'affirme en force, en décision. Les eaux qui convergeaient à leur insu y trouvent leur justification, ainsi de foules venues d'horizons divers que draine un même pèlerinage. Une seule visée les anime, pour obscure qu'elle soit – et cela s'agglomère, s'entrelace, se confond ; et fonce, naseaux bas, endigué, sauf par temps de crue, par des berges indifférentes à ce qui passe.
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Les Murmures de l'amour *
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L'amoureuse
Tes mains sont pour moi un grand mystère, à les voir si bien donner forme à la tendresse. (La forme des fougères, celle du givre aux carreaux.)
D'où vient qu'elles se dirigent sur moi comme si elles me connaissaient de tout temps ? Comme si je n'étais, que pour être défaite par elles ? Cependant qu'avec une égale sûreté, ta voix – une voix de soir – me contourne le cœur…
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L'amoureux
Tu es de ces femmes qui, de leurs pas, déploient sur terre d'immatérielles balustres.
Ai-je dit déjà que tu m'étais, au cœur de l'été, l'ombre végétale ?
Comme la Mathilde de Neruda, tu es de celles qui viennent à vous les paumes pleines de froment.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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