l'arbre fluvial (II)
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L'Autize de mon enfance n'est qu'un mince affluent qu'on traverse à gué l'été. Je ne sus que plus tard qu'à un certain degré d'ampleur et de puissance, une rivière acquiert le statut de fleuve. Et je sus gré au Val de Loire de m'en fournir le modèle.
Le ruisseau, la rivière, se coulent en loutre dans le paysage. Devenue fleuve, la Loire, dans son cours inférieur, s'affranchit de ses rives ; elle s'étale, se subdivise en diverticules, baigne ou déserte ses îles – vaisseaux à l'ancre dont la charge de saules et de peupliers accuse l'éploiement horizontal des terres avoisinantes, ainsi d'une table encombrée qu'un ample mouvement de bras du potentat eût déblayée.
Ses rives verdoyantes repoussées au plus loin, le fleuve devient l'assise de visible. Dès la source, les eaux sont trains de brindilles, puis de bois flottés. Avec le fleuve de plaine, l'horizontale s'épanche, ouvre à plat l'album de la Création. La Terre est ronde ? Plane est l'aire sous nos yeux ; en équilibre, les plateaux du réel. Maints horizons par le monde sont fermés ? L'évasure de celui-ci laisse pressentir l'abaissement ultime.
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A-t-on célébré en l'estuaire l'un des plus beaux paysages ? Les eaux s'écartèrent devant Moïse. Ici, ce sont les terres qui sont rejetées jusqu'à n'être plus qu'un incertain ressaut d'ombre. Un « Place ! Place ! » implicite s'élève de l'étendue liquide. Le monde retrouve son aspect originel quand l'Esprit de Dieu flottait sur les eaux. Que soit raturé, comme scorie, tout vestige minéral, végétal, afin que seuls subsistent deux empires superposant leur vol plané, chacun d'eux « d'un seul tenant » ; celui d'en bas, en voie de doucissage, reflétant celui d'en haut. Trop embarrassée, enchevêtré de sablons, lambeaux d'alluvions, massifs bocagers, qui s'équivalent, cependant qu'elle brille de l'infinité des routes qui convergent vers elle.
Une rivière disjoint, entrebâille des volets. L'estuaire repousse tout grands les deux vantaux terrestres ; et le jour se vautre à pleine panse sur ce qui est esplanade liquide, glacis de quelle forteresse d'air, parvis de ce qu'un poète nomma « Temple du Temps ». Par l'estuaire, un ciel diluvien met son genou sur le globe et le terrasse mieux qu'il ne le fait par toute cime.
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Le spectateur néanmoins s'interroge : déversées des nues en Niagara, en langue de glacier, cette clarté, ou bien venue des confins terrestres ? Des labours, des forêts, n'émane d'éclat. Voici qu'avec l'estuaire, un mascaret de lumière remonte le fleuve, patinant de noblesse les châteaux riverains. Ah, il faut que « là-bas » soit une fournaise pour que son brasillement distende à ce point la vue !
Parce que l'évidemment est illimité, que l'immensité est sous-jacente au paysage et commence à nos pieds, nous saurions vous nommer, même sans ces incursions de mouettes, Foyer dont la radiance nappe le chenal des eaux !
Celui qui a vu l'Océan ne doute pas que, de l'astre liquide, procède la rayonnante lumière des embouchures – qui s'essore par notre face. N'a-t-il pas reconnu son éclat, propagé de l'aval jusqu'à l'amont, jusque dans les lueurs cordonnées du ruisseau ? Admirant qu'à contre-fil, de confluent en confluent, par branches charpentières, torses comme tronc de glycine, l'Océan vienne mettre sa griffe d'agate sur les replis les plus reculés du continent.
Pourtant, à regarder une carte, une autre image s'impose : ce réseau hydrographique qui s'enracine en un rivage marin, c'est l'empreinte fossile d'un grand arbre, fibres à nu, dont la sève descendante va connaître une radicale mutation.
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Douce, l'eau qui répond à la définition qu'apprend l'écolier. Incolore, inodore, sans saveur, elle accumule les manques, ce qui la range parmi les simples, voués à la discrétion, à l'humilité. De fait, sans relief, l'interstice ne la rebute ; sans saveur, elle ne colore nos lèvres, ne les tire de leur vacance, plus que la pluie ou le brouillard de l'aube.
Fade (ne faudrait-il pas faire l'éloge de la fadeur ?), elle est facile mais fuyante. Comme grevée, de naissance, d'une inquiétude essentielle, se déprendre semble son obsession. Libre, il n'est de ses mouvements qui ne soit réponse au signe qu'on lui fait de gagner l'assise où connaître enfin, avec la position d'équilibre, la fin de ses tribulations, à défaut de partager le sort des gouttes d'eau captives pour l'éternité de l'ambre jaune.
Les eaux étroites sont sous le règne du longitudinal et du continu. À moins que l'été ne tarisse les sources, ruisseaux et rivières enchaînent leurs flots, les amalgament, mus par un seul dessein.
Avec l'océan, le fleuve rencontre un domaine où le sens n'a plus cours. Les astres, la boussole, éclairent l'homme ; les eaux douces que leurs berges guidaient, se perdent en un dôme où toutes directions, convergent, s'entrecroisent et s'annulent.
D'une rive à l'autre, notre regard jetait une arche sur la coulée liquide. La voici résorbée dans l'immensurable, étourdie par le tournoiement de l'ailleurs.
Les eaux courantes allaient leur train selon un tracé qui n'autorisait guère les divagations. La cuve marine atteinte, les voilà basculées, assénées, dispersées, éparpillées en rideaux de dentelle ou en mitraille selon l'obstacle, et sans relâche inquiétées.
Elles étaient réputées douces : on les rend hargneuses, offensives, gréseuses à l'image du minéral qu'elles affrontent. On évoquait, devant leur surface, le dos de la lamproie. Leur sort le plus commun est l'horripilation, à vagues acérées. Ainsi passerait-on du galet au silex taillé, de la plaine sédimentaire à la nappe de charriage, porphyre et olivine mêlés.
Rivières et fleuves au naturel sont faisceaux de muscles lisses qui s'étirent bienheureusement comme jambes de jeune femme dans le lit. L'océan en fait des muscles striés, voués à la contraction, à la volte et au rebond, à l'accolade et à l'assaut, à la morsure, à la caresse.
Mais surtout, un autre temps les régit. Celui des eaux courantes paraît accordé à ce qui fait croître les arbres et périr les civilisations. Celui des rivages océaniques, cyclique, gouverné par les astres, tout à tour vous propulse et vous soutire, vous éperonne ou sonne la retraite. On vous vanne de côte en côte ; on vous lance à l'assaut des continents ; les détroits vous prennent à bras le corps ; les récifs vous catapultent et vous dilacèrent.
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Vous couliez avec des frôlement de brise longeant une paroi indéfinie – un clapotis pour ponctuation. Ce n'étaient, au long de votre cours en plaine qu'adieux se démaillant par les berges, susurrements d'eaux qu'on fronce et déplisse. Et vous voici en présence d'une clameur diffuse, faites d'assertions obstinément répétées ; d'un espace dense, mouvant, qui s'embrase de gris malgré le grand jour.
Vous fûtes une note, un pépiement, un arpège, un motif détimbré, et vous débouchez sur un chorus qui prendrait consistance, sans cesse mis à mal par des hourras tamisés, translucides. Ou, parfois, à fond de baie ou de golfe, dans le chatoiement d'air d'une pièce de satin qu'un mouvement de poignet ferait valoir à l'étal.
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Les Murmures de l'amour…
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L'amoureuse :
Si je t'écris longuement, ce n'est pas par un travers de bavarde, mais faute d'avoir trouvé le mot – unique – où tiendrait mon amour. Sens-tu, à me lire, mon désespoir d'être « muette » ?
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L'amoureux
Tu es continûment sur mon chemin, inévitable, et je dois te traverser pour passer outre. Mais tu te (re)présentes aussitôt à moi, intacte, avec la constante nouveauté des bêtes libres.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, , édition Encre marine.
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