L'ARBRE FLUVIAL (III)
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Douces à nos papilles – la mansuétude même –, sont les eaux courantes. Mais l'âpreté corrosive à nos lèvres, à la bouche, du flot marin ! On a rendu brûlante ce qui dissolvait notre soif. On a donné à celle-ci son plus sûr aliment qui l'exacerbe jusqu'au tourment : quelqu'un, en nous, est captif d'un épiderme écailleux, pulvérulent ; d'une peau en quête de ce qui lui rendrait sa souple fraîcheur, et lui permettrait de donner à nouveau sur le monde.
Et sans doute faut-il célébrer le sel de la terre, celui du désir – à rejoindre en l'échancrure charnelle ; mais la rudesse quasi farouche, mais l'amertume des eaux marines ! Nulle bienveillance n'est à attendre d'elles qui publient à la ronde leur hostilité ; qui essaiment, de leur rumeur, l'avidité.
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Qu'ai-je donc si longuement demandé au spectacle de l'océan – et d'un océan privé du pittoresque que lui fournissent les côtes accores et tous accidents du littoral ? La vue de l'infini bouclé sur soi ? Le déploiement, les voltes perpétuelles d'une puissance nue, gigantesque, inlassable ? (Et le souffle de dilater sa cage, et l'âme de gagner en résolution.)
J'ai aimé que l'océan rature toute scorie terrestre et m'offre une page de ruines à déchiffrer. (Ce que je ne sus.) J'ai aimé que le retrouvant au matin, il soit l'inattendu même ; que le quittant au soir, je sente longtemps peser sur ma nuque son regard ironique d'avoir eu le dernier mot, d'avoir déjoué mes efforts pour le dire. (« Mais demain, je saurai ! »)
Autant de raisons aussi vaines que celles qui voudraient justifier qu'un être se jette vers un autre, « parce que c'était lui ».
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Il serait outrecuidant d'entreprendre, après Valéry, les « Louanges de l'eau ». Je dirai seulement quelles images je garde de l'eau simple, fade à qui n'a pas soif, et si commune en nos climats que nous avons cessé de la voir.
Goutte, elle est ce qui souligne une herbe, un rameau, d'un grènetis limpide ; ce qui fait pétiller le chaume au soleil de dix heures , ce qui constelle la voûte des grottes souterraines de perles d'opale.
Agrégée à ses pareilles, douée de mobilité, la voici veine d'agate parmi le minéral, tantôt s'y insinuant, tantôt damasquinant une paroi granitique.
Ruisseau ! Et déjà – leur babil le dit –, les eaux dégourdies, aux torsions d'anguilles, entendent échapper aux obstacles, et vivre leur vie. Sur une terre sans âge, l'irruption de la nouveauté ! Faisant pièce à son inertie, la prestesse gracile. « Statiques, l'herbe, les cailloux. On nous a faites fureteuses et bien habile serait l'enfant qui nous retiendrait entre ses doigts. »
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Ce que l'enfant ne peut, l'homme s'y emploie. Comme les bêtes libres, les eaux courantes sont pour lui chose à capturer, à asservir. Ce qui vous vaut les lacs de retenue où ciel et onde se fixent jusqu'à l'hypnose ; le flot tronçonné des écluses ; les bouquets d'herbe de la pampa des places publiques, les « bassins de Neptune » où décanter un regard gavé d'ors – et toutes circonstances où l'eau concourt aux échanges et à l'industrie.
À l'agrément. Mais quel Maître des Eaux égalerait le spectacle d'un fleuve perdant la tête et devenant, sur une falaise, névé vertical, haute tenture de vigogne – ô chutes du Zambèze, édifice de tonnerre, d'éclairs, de déluges et d'arcs-en-ciel intriqués !
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Il faudrait n'avoir jamais, pour l'eau, que le regard du paysan du Sahel devant la tresse liquide que la noria arrache à la terre. Je sais du moins l'allégresse des airs autour d'une fontaine de Provence ; la trouée de fraîcheur que fait un filet d'eau dans le mat clapotis des platanes. Le soleil, grand dinandier devant l'Éternel, peut bien buriner le paysage ; en faire un tableau sans repentirs. Ténu, obstiné, un filigrane de nuit souterraine le rend à l'humain.
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L'Océan afflue, se retire, mais, instant ou à distance, il ne nous fait faux bond. Comment, à le retrouver jour après jour, ne pas se croire pérenne ? Si j'ai peu hanté les eaux courantes, n'est-ce pas parce qu'elles rendent manifeste l'écoulement d'un temps qui ne nous épargne, parce qu'une oreille fine discerne ces mots dans leur bruissement : « Et toi aussi, tu es passant… » ?
Le garçon à la rivière de plaine ne les percevait. L'âge lui apprit que, dès lors, il se tenait sur le dévers.
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Murmures…
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L'amoureuse :
Trichant avec la solitude et le désir, j'avance de mon mieux dans un monde chaotique, retranchée, rassemblée derrière mon secret ; mais que je voie deux êtres se rejoindre – comme deux vagues s'épousent et se fondent – et la pointe d'un stylet trouve le point le plus vulnérable de l'être et s'y enfonce à m'en couper le souffle.
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L'amoureux
J'ai changé ? Oui, comme la sève brute, effervescente, du printemps devient, en se composant avec la lumière, la sève élaborée, riche de minéraux, qui va nourrir la plante.
Comme la rivière un peu folle, turbulente, de l'amont devient un fleuve – ample par définition, assuré de sa route et de son but.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, édition Encre marine.
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