RIVAGES
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Des écrivains ont évoqué leur première rencontre avec la mer, et le saisissement éprouvé passe dans leur récit. Elle ne devrait pas se faire d'une installation portuaire, comme il en fut pour moi, ni d'une plage peuplée. Je n'imagine meilleur rivage pour l'aborder et en recevoir le sacre, que le rebord d'une steppe, d'une pénéplaine, qu'on eût traversée, de préférence à pied, et voici que le chemin s'interrompt, comme par un séisme. On avancerait jusqu'à l'extrême limite, et le spectacle découvert vous écarquillerait les yeux, disperserait vos pensées ainsi qu'à un frappement de mains, s'égaille une troupe d'oiseaux posés au sol.
Devant vous, l'assise terrestre s'est effondrée, et vous avez le haut-le-corps que provoque une marche manquante dans l'escalier qu'on descendait distraitement. Il y a rupture dans le visible, solution de continuité. Au-delà, s'élève un versant incliné que couronne une cime, non montueuse mais – rectiligne et courbe à la fois –, une épure de cime. Et tout le versant en procède, tant la fécondité de cette horizontale semble inépuisable, à cela près que sa descendance forligne de plus en plus à mesure qu'elle s'approche de la côte.
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Un versant. Rocheux ? Il doit s'agir de marnes vertes, bleues, que mille et mille charrues invisibles, parallèles, s'ouvrent longitudinalement ; et leur versoir reluit au soleil, ou est-ce l'argile basculée ? Un versant. À gravir, et quelle vue inconcevable doit s'offrir à qui parvient au sommet !
Dos à la terre, nous voici au pied du mur. Mais comment escalader une paroi dont les strates ne cessent de se détacher ? On la dirait de granite, mais la craie y est trop présente pour la rattacher à un massif ancien. On n'y voit de prise sûre, de rehaut qui ne se révèle friable. Au reste, le séisme qui fit s'affaisser la terre, se poursuit encore : ces ondulations l'attestent, dont l'épicentre doit se situer derrière l'horizon. Stable est le sol sous nos pieds, mais nous voici en présence d'un empire soumis au désordre ordonné, à la mobilité, à la vicissitude. Au demeurant, le champ des contraires : vont de pair fugacité et permanence, pesanteur massive et volatilité d'écume, résolution et multiplication d'actes gratuits et de diversions. Et comment mettre un nom sur cette étendue ? Une forme de taïga ? Une canopée ? Un openfield ?
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Et d'abord, est-ce le vide ou le plein qui l'emporte ? On n'y trouve trace de ce qui –maisons, édifices, arbres, monts ou collines – encombre l'horizon des hommes. Pourtant, ce bassin déborde d'un flot par sinueuses guirlandes qui se subliment au contact de la plage. Et l'espace n'est pas moins comble de l'immatérielle forêt vierge qui l'occupe, toute chuintante de sèves brutes et du feuillage que traverse en oblique le vent.
Car il y a le vent qui, à peine la mer vous a-t-elle aperçu, vous a désigné de toutes parts ; à fait de vous une torche aux volettements non de flammes, mais d'étoffe et de chevelure. Façon de vous signifier que, dans ce théâtre de la vacuité et du plénier, du dépouillement et de la surabondance, du vacant et de l'accaparé, vous représentez le corps étranger.
Vous vous croyez, vous vous dites accrédité ? Vous êtes face à une populace innombrable qui devance toute parole de son tumulte mat, ponctué de trombes de syllabes liquides.
À la tempête, les hurlements, les stridulations. D'une mer calme, émane, droite, continue, une rumeur telle, amplifiée, que celle d'une conque que l'on porte à l'oreille. À peine gréseuse – pour l'égrisage de la coupole du ciel ? Suffisante pour vous condamner à l'aphasie.
Et si l'on feint, jusque dans le reflux, d'accourir vers vous, n'est-ce pas plutôt pour vous délivrer, à lèvres molles, une fin de non-recevoir ?
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Comment, néanmoins, détourner les yeux d'un panorama à ce degré protéiforme, où le changement à vue est la règle ? Qui pullule de nageoires, de dos de cétacés dévalant la pente ; de congères qu'une théorie de chasse-neige repoussent, parmi un étincellement de clins d'œil, une fragmentation de dépouilles d'éclairs…
Comment dès lors en revenir à l'inertie terrestre qui vous fait un regard « habitué ». Vaste, démesurée, est la contrée que j'ai parcourue avant d'aborder l'océan. Plus vaste encore de sa monotonie, de son apathie, je la jugerais, me retournant, illimitée. Mais ce dont je m'avise, incrédule, toute pensée offusquée, c'est que voici proprement l'infini. Non tel que je l'appréhende à la vue du ciel étoilé, mais affluant, déferlant par ondes successives. Orthogonal, transversal, ascensionnel par la rumeur marine, l'infini prenant corps, vigueur, vivacité.
Ma vie en est gauchie. Mes bras ont des velléités d'éploiement, comme ailes d'albatros se disposant à l'essor. Mes jambes gravissent en pensée l'esplanade en dépit des éboulis ; j'ai des côtes expansibles… Et seul – on est toujours seul et nu devant la mer qui prend vos mesures –, me revient la question primordiale : – « Que peut un homme ? »
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Je suis de ceux qui, se connaissant, se jugent trop légers et s'en consolent : je ne serai jamais que l'un de ses terriens qui prisent sur les plages la vue des grands nénuphars d'écume. Mais je conçois que d'autres, qui ont vocation à franchir les frontières, se voient, le torse en guise de proue, fendre l'assistance selon le droit fil de cet infini avec lequel une fibre en eux vient d'entrer en consonance. Et sans doute seront-ils sous le joug permanent de l'horizon – cime inviolée, cime inviolable ; mais se sentir à la fois au cœur d'une cible à plat, ruisselante de nouveauté, et sur le chemin de ronde d'un haut donjon de ciel, l'océan pour douves ! …
Ceux qui vivent en un pays hérissé de montagnes, ou que cernent les ergs et les regs, ont-ils le sentiment de vivre qui, en un fort, une citadelle dépourvus de la moindre meurtrière, et qui, bâillonnés par le désert ?
Une frontière maritime est baie grande ouverte sur le large. L'enceinte s'interrompt et chacun peut avoir vue sur le libre dehors. Nul obstacle ne bride les regards – qui s'évasent à loisir. Il n'est besoin de se faire astronome, astronaute, pour hanter l'infini. Et l'alpiniste qui vient de conquérir un sommet nous dirait qu'il devient le centre d'un cercle d'illimité ; mais l'immense contrée qu'embrasse son regard est stable et muette, quand, avec l'océan, c'est l'infini en acte quasi tangible, qui vient à vous, à votre seuil même ; qui se fait insinuant ou impérieux. Un infini de chemins ouverts dont une aiguille aimantée démêle l'écheveau. Un infini – l'horizon le suggère – qui se boucle sur soi et vous propage indéfiniment à la ronde. (Et Pascal aurait bien dû lui faire une place, quand il opposait l'extrême petitesse à l'extrême grandeur : tout pêcheur, tout navigateur, l'entendrait.)
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Ces œuvres musicales qui te contiennent, je rougis comme devant une question indiscrète, quand on me demande si je les aime.
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L'amoureux
Quand nous nous tenons face à face, les bras tendus, une harpe s'esquisse entre nous, que j'entends préluder.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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