RIVAGES (2)
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L'adolescence est volontiers présomptueuse. Ayant tard découvert l'Océan (majuscule obligée), je projetai d'en suivre à pied les côtes françaises. À la suture mouvante des deux éléments. Carnet en mains. L'ouvrage, dont je possédais un tome, Le Littoral de la France[1], n'était que documentaire. Je rapporterais, moi, de ma pérégrination, une moisson d'images des multiples épousailles, affrontements, délaissements, des deux protagonistes. Les côtes méditerranéennes viendraient en second : elles étaient d'une mer captive, sorte de Caspienne démesurée. Déjà âprement tenues, je les pressentais en outre trop pittoresques pour que le regard ne fût, à chaque pas, distrait de la seule étendue digne d'intérêt. D'instinct, la mare nostrum des Anciens me semblait relever de la châsse ouvragée propre à faire valoir, par ses couleurs tapageuses, le trésor de saphirs, de turquoises, qu'elle enfermait.
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L'entreprise était déraisonnable : il eût fallu quitter le rivage pour contourner maints édifices portuaires, traverser nombre d'embouchures de fleuves et de rias ; mais surtout la langue de la rencontre, du heurt, de la conciliation, n'est pas extensible à l'infini. L'Océan ne ressasse que pour les inattentifs ; gouverné par les astres, il est, dans ses évolutions, la variabilité même en fait de nuances, de voix, de façons. Aussi met-il vite le contemplateur au supplice, dès lors qu'on n'entend pas rédiger un guide touristique, mais suggérer, par l'image littéraire, ce que la photographie même échoue à rendre : les innombrables modalités du commerce qu'entretiennent, depuis le partage des terres et des eaux, les deux antagonistes. Il y faudrait une langue aux ressources inépuisables, maniée avec la vivacité, l'imprévisibilité du flot.
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Je n'ai pu m'attarder sur les côtes du Nord de la France, là où l'estran est si ample et uni, que l'afflux, le reflux, s'y font en bon ordre, selon de larges degrés de rizière étagée. Moirée de beige, ourlée d'ivoire, la vague les nappe avec circonspection, comme décontenancée par l'absence d'obstacle. S'ensuit un jeu d'esquives, de regards coulés, qui tient de la parade nuptiale. S'ensuivent des accouplements où le flot se déconcerte à ne rencontrer que passivité, son énergie se dissipant en éventails et passementerie.
Longtemps, l'imbrication des chenaux, bancs de sable et de vase, rides aux zigzags parallèles, en font un paysage terraqué en quête de mise en place. Laquelle lui vient avec la basse mer qui ouvre au cavalier une majestueuse allée chamois où galoper indéfiniment vers le point de convergence des linéaments du réel – de quelle puissance d'attraction !
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La vague s'essoufflait à ne rencontrer qu'une côte hirsute de ses dunes d'argousiers et d'oyats ennoyés de sable. C'est expirante qu'elle achevait sa course à l'approche d'un arrière-pays aux formations fuyantes, tout désordre et dérobade. En baie de Somme, l'horizon marin dilue si bien la frontière entre terre et ciel que le paysage est émulsion de ciel, de sable et d'eau, appliquée à grands traits au couteau de peintre.
Le pays de Caux a plus de cohésion et de maintien. Un haut mur d'enceinte le borde. Un mur orbe, de calcaire strié à l'horizontale par des lits de silex noirs, et l'on pense aux empilements de draps écrus des vieilles armoires de campagne.
Entaillée – une tranche de flanc ou de gâteau de riz – , la terre brave l'étendue affluente avec une résolution de dernier carré qui n'a plus rien à perdre. La terre ? Ou un front de béliers tempe à tempe et mufle bas ?
Irrégulière mais continue, une façade où s'étire de proche en proche un pâle sourire : « Nous sommes l'aplomb et la constance, face à de perpétuels revirements. » C'est sous-estimer la détermination de l'assaillant : « Ébranler, saper, démanteler ce qu'on ne peut abattre d'un revers de vague. Aidé des eaux de pluie qui fissurent la roche, attaquer le plateau crayeux, d'une mâchoire pourvue d'innombrables incisives, même ébréchées … »
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Une vie ne suffirait à rapporter la profusion de façons qu'ont l'océan et les côtes bretonnes de s'entre-mordre. Tendre et friable, la craie se laisse débiter par pans. Le granite et le grès sont roches coriaces que les vagues doivent ronger, déchiqueter, mais qui dilacèrent l'adversaire. La Bretagne est une tête d'alligator, gueule ouverte sur le large ; ses abords abondent en sauriens dont percent les échines épineuses d'iguanes. La Bretagne montre les crocs ; elle éperonne de ses harpons les flancs de l'ennemi. Par ses fissures, tranchées, ravins et brèches, elle suscite les diversions, éparpille les assauts, rompt, d'un brisant, les reins de la vague. Elle s'est entourée d'un champ de mines à en juger par les explosions d'écume sur les apophyses rocheuses qui jonchent les alentours. Et le spectacle est celui d'une ville en ruines où l'on se bat au corps à corps.
Il n'est de manœuvres auxquelles l'assaillant ne recourt. Longtemps, par ailerons de cétacé, par revers de nageoire caudale, on le voit longer, palper, circonscrire l'adversaire ; insérer un ciseau de carrier dans un plan de clivage – et la roche est couturée comme peau de pachyderme.
Ne rien laisser paraître de son dessein. Avec le concours du soleil, se faire miroir aux alouettes ; offrir le spectacle d'une palpitation innombrable affectée d'un léger roulis ; prodiguer les accolades ascendantes du lévrier qui fait fête à son maître retrouvé.
Et cependant, sous le tégument scintillant, amasser des réserves d'êtres acéphales, épaule contre épaule, et comme fondus en un seul corps. Puis, quand les forces sont en nombre, donner l'assaut.
Ce qui est d'abord mener la danse – celle des sept Voiles ! De l'onde, jaillissent des bras, des mains diaphanes aux souples ongles ; et il n'importe que la prise soit chaque fois manquée : inlassable est la reprise.
Le mot de fougue est dans les airs, avec celui d'exubérance. L'étendue liquide abonde en tremplins et catapultes immergés. Des fougasses explosent en feu de Bengale, au pied des parois ; des grottes s'y révèlent par l'air d'un coup chassé. Après les bras, les mains, ce sont encolures et crinières qui se hissent, comme on se hausserait jusqu'à un appui de fenêtre. Qui se hissent et s'affaissent parmi les abois goguenards des mouettes.
Et toujours, toujours, il y a ces gestes de rétiaire jetant son filet sur l'adversaire.
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Ici, se rencontrent et se conjuguent, sous le signe de la brusquerie, les mille formes de heurts, encerclements, empoignades, agrippements. L'opiniâtreté du harcèlement, la monotonie de la virulence, étiolant nos sens et d'abord le toucher.
Ici, l'abrasion est insensible et les positions semblent à jamais arrêtées : ces chicots, ces îles et îlots frangés d'une écume de bave où l'on croit lire le renoncement de l'impuissance, ne sont-ils pas tels de toute éternité ? L'homme d'âge en juge ainsi. Que n'a-t-il d'yeux pour ce croissant de sable entre deux redents, où se lit la puissance de nivellement de l'horizontale quand le temps lui est prodigué sans limite ? Notre paume s'écorche à distance sur les éperons rocheux ; elle se polit en pensée à la plage au sourd velouté, plus unie que mer au repos. Un croissant, oui : celui d'une faucille qui trancherait ras le gerbe des eaux – laquelle se dispose alors en demi-cercles concentriques sur l'aire de battage.
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Je devais retrouver la roche en bout de Pyrénées atlantiques. Les falaises du pays de Caux, raidies, opposaient à l'adversaire une fin de non-recevoir hautaine et sans réplique. Elles attendaient l'assaut de pied ferme quoi qu'il leur en coûtât.
En côte basque, les empilements de schistes feuilletés, bousculés, basculées vers la mer semblent faire leur reddition. Le pendage des strates n'a de cohérence ; le chevauchement y est de règle, le glissement menace. À l'obliquité des dalles rocheuses répond, inverse, celle du front de mer étageant par degrés ses nappes rétractiles. À l'ordinaire, la terre est la terre, le flot est le flot, et leurs engagements se déroulent sur un socle inébranlable. Ici, flotte un porte-à-faux qui s'ajoute à l'oscillation du rivage.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Je ne suis certes pas de ces femmes qui n'ont aucune curiosité pour les commencements de l'être aimé. Avec quelle tendresse, je décèle en toi des restes de l'enfant neuf et confiant, qui n'avait pas encore rencontré l'offense, la cruauté, l'humiliation…
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L'amoureux
Les visages que j'ai aimés furent autant d'approches, comme le photographe met au point l'image. C'est avec toi que j'eus un tel sentiment de coïncidence, qu'il y entre de l'âpreté.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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[1] Cet ouvrage en six volumes par Valentine Vattier d'Ambroyse, officier de l'Instruction publique, « deux fois couronné par l'Académie Française », dédié « À la France / À mon Père / À nos jeunes marins et aux Amis de la France », orné de multiples gravures, publié de 1886 à 1889, se borne « à la description pittoresque, historique, utilitaire de nos rivages et de nos villes maritimes ». « Une tâche colossale » selon l'auteur – dont la mer est absente. À de rares exceptions près comme en l'évocation du Mont Saint-Michel.