l'amoureuse (2)
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Ma mère ne m'avait pas dit que le bonheur peut rendre une fille inquiète, grave, et comme désorientée – à son grand contentement.
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J'ai, avec toi, ce double sentiment, d'être en sûreté et de ne pouvoir être en paix avec moi, si démunie. Aussi n'ai-je pleine conscience d'exister que lorsque tu fais de moi une brassée de vie.
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Que je pense à Toi (la majuscule s'imposant), et un vertige menace. Et je cherche des yeux, devant moi, l'abîme qui doit s'y trouver.
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Je ne peux plus me promener seule dans la rue et surtout dans la campagne : une main se referme, pour l'enclore, sur l'une des miennes. Parce qu'on a flatté mon corps, il ronge son frein entre des murs. La vie neuve qui l'anime veut l'air libre, à ciel ouvert, pour se mesurer torse à torse avec l'espace. Une montagne serait proche, que j'en gagnerais le sommet pour me dominer de haut, multiple, éparse, unanime. Le bonheur pour seul et simple élément.
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Ta douceur me meurtrit à l'image d'un matin, seule au bord de la mer.
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Pourquoi le beau temps me met-il à ce point à la torture ? Me rend-il si vulnérable ? C'est une femme dépenaillée, en grande détresse, qui te demande : « Console-moi ! Sauve cette heure plus vaste que nous… Et périssable. Enferme-moi entre tes bras, comme chose menacée. Seule, ce beau temps est au-dessus de mes moyens. »
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Que tu sois nourrit ma véhémence native ; aussi y a-t-il des jours où j'apprends à demeurer immobile. Où je ne fais que t'effleurer en pensée, dans un silence de feu de bois ou de forêt à l'aube. Des jours où la plus innocente de tes caresses susciterait la levée en masse de mon sang.
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Que vaut d'avoir un homme dans sa vie, s'il ne draine à lui vos pensées, n'entrave votre souffle, n'évase votre regard – l'angle de vos paupières aux dimensions d'un golfe ?
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Mes actes, avant toi, n'engageaient que moi. À être, je le crois, le beau souci de quelqu'un, j'en suis meurtrie de tendresse. Avec l'envie de me taire, coite sur mon aise, auprès de toi.
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Je souris d'émerveillement à cette pensée : je ne suis plus libre ! On se sent si pauvre, femme, à être libre ! Toi, tu me prends à la gorge, là où toute ma vie se resserre. Et me voilà fondante, fluide. On me boirait.
Je ne suis pas libre ? Je ne me suis jamais sentie, depuis mon adolescence, à ce point délivrée de moi.
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J'étais frondeuse, tu m'as rendue docile à l'amour. Être celle qu'il exige, sera me pavoiser. Mais il ne me fait pas la vie facile ! Une vie dense, étroite, aux incessantes résurgences. À vous en fermer les yeux.
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Femme je suis, qui se polit à t'invoquer, à aller vers toi ; et que sa joie fait toute neuve.
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À mes compagnes encore dans les limbes, je dirais : « Je suis une fille "perdue" ! Mon ventre vous semble plat ? Il m'a engrossée de tendresse. »
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Les jours avec toi n'en finissent pas de commencer tant tu es l'inattendu, jusque dans nos rites…. Tant j'éprouve avec toi la fraîcheur d'être au monde. Le désert autour de nous – qui nous dévisage ? Et ce mot d'imminence à mes lèvres.
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Je vis chacune de nos journées comme si elle était la dernière ; aussi la plus ordinaire n'est-elle jamais commune.
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Qu'il était restreint, le spectre des sensations où je vivais avant toi !
Tu me rends plus réceptive à ce qui m'entoure, plus consciente de mes gestes – que tu observes avec faveur quand, déliés, ils s'insèrent sans heurt dans le proche espace. (Je te sais moins indulgent pour ceux qui détonnent avec l'image que tu te fais de moi. Conviens seulement qu'il faut parfois consentir à la prose, en ce bas monde …)
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Je te dois de m'avoir disposée à la contemplation : ouvrir grands les yeux pour ne rien laisser perdre de ce que tu es, de ce que tu dis. De ce qui se dépose en moi, en ta présence. De ce dont ta voix me donne faim.
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Les journées que tu me fais ? Celles d'un avare tout occupé de son or…
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Lustrée par le bonheur de me sentir pesante d'amour, me voilà lestée pour les grands fonds.
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Tu me ferais bien croire qu'il est des bonheurs au-dessus de vos forces ! Qui vous harassent l'âme !
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On me trouve vive, aimable. Mais mes sourires pour autrui relèvent du réflexe conditionné. Ils n'ont rien à voir avec celui qui, monté de mon tréfonds, vient s'épanouir par toute ma face quand je te retrouve, et qui est sourire d'assentiment, de reconnaissance, de don sans réserve. Cependant que tu dois penser que je te souris en ravie de village !
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Vive, je le suis. Il n'est que ta main sur moi pour me faire gourde.
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Tu m'as appris à m'aimer un peu ; à oser prendre place parmi ce qui vaut qu'on le prise dans la création. Ce n'est pas la moindre raison que j'ai de te garder !
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Que tu existes me fait un port de reine, mais je ne passe pour jolie que parce que je te porte en moi – et que ça me monte à la tête. (Sauf qu'à te porter en moi, je vis parfois comme je peux !)
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C'est depuis ta venue que ma peau et ma lingerie n'entretiennent plus les mêmes rapports.
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Désormais, je me lave pour quelqu'un. À cela près que mon corps n'est plus tout à fait le mien puisque tu en as infusé chaque cellule. Aussi, dois-je nous faire lisses, nous lustrer.
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Quand tu es absent, je me fais nette de pied en cap pour mieux penser à toi. Affaire de cohérence. Action propitiatoire.
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Immatérielle, l'âme ? Elle a bel et bien une peau – et je la sens écorchée vive quand tu es loin.
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L'attente me creuse, m'affame. Me révolte : le temps cherche sa pente, et ce sera, pour tout ce qui, en moi – les yeux, la peau, le cœur – pourrait se réjouir, un jour perdu.
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Quand je suis heureuse d'être seule, c'est que tu es là, au plus près, invisible sauf pour moi. Et que tu me prêtes tes yeux pour voir à neuf le paysage.
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Ce n'est que rendue à moi-même que je sais quelle femme tu fais de moi, à l'ample respiration, au pelage lustré, à la bouche redoublée.
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Absent, je t'incante. Allongée sur le dos, je fais jouer la charnière de mes jambes. Assise par terre, ma tête reposant sur mes avant-bras qui ceignent mes genoux, j'enferme dans une ove, mon aise que tu sois – pour la mieux savourer.
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Loin de toi, je me languis. Mais je préfère ton absence réelle à la fausse présence que tant de femmes connaissent au sein du couple.
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L'instant où, te retrouvant, je me jette vers toi ? Il est celui où, se sentant chanceler, on saisit à tâtons un garde-corps. Celui , aussi, où m'est insupportable que tu sois et restes l'Autre, inabsorbable, inévitable.