LES MURMURES DE L'AMOUR
reliquat
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NOTE
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J'ai, pour la prosopopée, une propension coupable. Est-ce parce que les femmes, au long des siècles, ont si peu parlé d'elles au regard de la verbosité masculine, que j'éprouve un vif besoin de leur prêter ma voix, en prenant le risque de faire s'exprimer une organisation charnelle, spirituelle, affective, qui m'est étrangère ? Tout en sachant que le discours amoureux n'a plus cours, ou se voit réduit à ses rudiments.
Que le livre que j'ai publié sous le titre Les Murmures de l'Amour1 ait été tôt épuisé, m'incline néanmoins à penser que subsiste, chez certains, une nostalgie de ce langage.
J'avais dû, pour donner à l'ouvrage des dimensions raisonnables, écarter nombre de propos, en premier lieu de l'Amoureuse et de l'Amante. Peut-être trouvera-t-on intérêt à écouter quelques nouvelles bribes de leurs entretiens.
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Maintes de leurs assertions feront sourire jeunes filles et femmes d'aujourd'hui. Certaines indigneront les féministes. C'est que l'amour est devenu « volatil » ; que les élégies romantiques ressortissent aux vieilles lunes ; que « l'amour fou » des Surréalistes n'est plus qu'un thème littéraire grevé d'utopie.
Ai-je tort de penser qu'une Madame de Rénal, une Anna Karénine et toutes les grandes amoureuses de la littérature auraient pu les formuler si les mœurs l'eussent permis ? Et non plus seulement des héroïnes de fiction, mais la très réelle Marie d'Agoult abandonnant mari, enfants, position sociale, pour s'enfuir avec le compositeur Liszt en lui disant : « Allons au désert et soyons tout l'un pour l'autre. » Sans parler d'une certaine Héloïse écrivant à son amant : « Quoique le nom d'épouse soit jugé plus saint et plus fort, un autre aurait toujours été plus doux à mon cœur, celui de votre concubine ou de votre fille de joie ; espérant que, plus je me ferais humble et petite, plus je m'élèverais en grâce et en faveur auprès de vous, et que, bornée à ce rôle, j'entraverais moins vos glorieuses destinées. » Un vœu qu'une Juliette Drouet fit sien jusqu'à une totale abnégation.
Et j'entends bien cette objection : À supposer que le discours amoureux, discrédité, n'ait pas périclité, en quel temps, de nos jours, trouverait-il place ? Il lui faut un climat de loisir, de lenteur ; des êtres reposés, enclins à honorer l'amour par le langage. Toutes dispositions qui ne se rencontrent plus – au vrai de moins en moins – que dans le roman. On s'étonne même que des hommes, des femmes, prennent encore le temps de lire La Princesse de Clèves, La Chartreuse de Parme ou Le Grand Meaulnes. À moins que ne subsistent quelques esprits, quelques cœurs résolus à conjurer, par des témoignages écrits, l'envahissement des terres habitées par « le désert de l'amour » .
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l'amourEUSE (1)
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Tu es entré dans ma vie. Tu te tiens au beau milieu de moi et me voilà au centre des terres, du jour, de la vie, de l'enfance.
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Il y a longtemps que je t'aime ? À chaque instant, je commence à peine à t'aimer. Et le présent de l'amour annule en vous tout passé. Tout comme, énorme, il obstrue l'avenir.
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C'est un amour sans répit qu'avivent la beauté de l'heure, la crainte de ne le mériter, la douleur de ne savoir l'honorer ; de me trouver face à l'indicible. Et personne pour me secourir !
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L'amour : un surcroît, une distension de ciel, de mer, d'été, de peau.
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Je t'aime comme on va à sa perte. Comme on se noie.
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Je dis : « je t'aime » d'abord pour le plaisir de me l'apprendre : quelle meilleure nouvelle ?
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Et si, m'aimant, tu commettais une méprise ? Je suis femme… Mais cela seulement. Ce que tes bras enferment ? Aveugle et muette, la plus démunie des filles qui connaît le désespoir d'être amoureuse et de n'en avoir les moyens !
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Je me sens infirme – par excès d'amour ? – tels ces enfants qui ne peuvent ceindre de leurs bras le tronc d'un arbre.
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Ne pas te dire mon amour me donne le sentiment de te cacher quelque chose ; comme si je t'étais infidèle. Mais pour te rendre hommage, il faudrait vaincre la peur de ne le faire que pauvrement. Ah ! ce m'est tourment de ne pouvoir ni me taire, ni parler juste et haut, comme font si bien mon cœur, mon corps !
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Prendre ta mesure est difficile. Mais j'ai du plaisir à devoir lever la tête.
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Des femmes se vantent d'avoir aimé comme dans les romans. Mais la sourde allégresse que j'ai à t'aimer humblement – sans pour autant m'abaisser !
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Que te donnerais-je de précieux ? Le meilleur en moi me vient de toi. Accomplis-moi pour que je sois moins indigne que tu m'aimes. Rends-moi autonome pour que je te remette ma liberté : elle serait dans de si bonnes mains !
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Certains préfèrent se tenir à l'ombre ; d'autres au soleil. M'importe seul de me trouver là où tu règnes, en un domaine, en un climat où l'on trouve sentiers où cheminer ensemble, étroits comme un lit, ombre végétale, nuages mordorés, mais aussi un souvenir de feu dans l'âtre, la pluie aux carreaux.
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Avec toi, il n'est d'arbre, de rocher, de sentier… que je n'entende crier son existence : « Je suis, avisez-vous en ! Pour vous en souvenir à l'heure des nostalgies… »
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J'aime les clairières. Debout, enlacés, elles font de nous des arbres géminés qui auraient échappé à la coupe. Elles leur procurent l'assemblée déférente qui les acclame en silence, à grands bras levés.
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Sache-le : je ne me déprends de toi que pour mesurer ce qui m'échoit.
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Auprès de toi, je fais provision de baisers, de caresses, de courage, et aussi de désespoirs multiples confondus en un seul : t'avoir dans ma vie et voir voué au néant, par l'un de tes sourires tendres, tout ce que je voudrais te dire !
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Même en marchant main dans la main, nous faisons l'amour : l'amour de vivre-ensemble. Deux moitiés de mangoustan accolés, par la saveur ! L'amour au ralenti, gorge striée de gratitude envers la vie. (En état de qui-vive !)
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Quand tu me prends dans tes bras, je vois la joie affluer à la ronde, à petits plis pressés – et nous assiéger, toute retraite coupée.
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Jusqu'en ta présence, il y a ce levain en moi de l'envie de te revoir – que rien n'entame.
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L'assise de détresse dans mon bonheur ? Ne savoir exprimer, par chacun de mes propos, de mes attitudes, ce qu'il entre d'essentiel, d'irrémédiable, dans l'amour que je vis. Avec le sentiment que tu attends de moi la parole, le geste irrécusables, que la situation appelle.
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Ce fut d'abord ta voix. On y percevait quelque chose de contenu qu'il devait être passionnant de découvrir. La plupart ne vous apportent que des inflexions convenues. La tienne, gouvernée, promettait on ne savait quoi, mais propre à combler la brèche qu'elle s'ouvrait en vous, le vide dont elle vous donnait conscience. Vous sentiez, à l'entendre, confondues, la douleur ténue d'une fêlure, d'un manque, et une velléité d'espoir. Celui qu'elle puisse devenir légère, allègre, même. Il n'était plus que d'attendre. Que t'attendre. Ce que je sus, à la minute où tu pris congé, par le sentiment de solitude, d'inaccompli, qui m'envahit : on me jouait un mauvais tour ; la vie était injuste.
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À présent que tu m'aimes, ta voix me fait la peau friable. Elle me défait comme une rose qu'on aurait respiré trop fort.
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À t'écouter, je me resserre autour de moi pour n'en rien laisser perdre !
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À ta voix répond mon silence de femme comblée, béate, épanouie, acquiescante. De quoi te paraître rassotée.
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Je n'ai encore ouvert les yeux sur toi ; j' ai seulement, avec un sentiment d'inespéré, la sensation que tu sourds en moi.
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Ah, l'ombre portée sur mon âme que fait ton visage quand il va envahir, absorber ma face !
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Je goûte ton épaule : je peux y déposer la détresse que ton amour me donne et dont je ne veux guérir.
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Tu es cette évidence qui me bouleverse, me violente : en toi est ma perte, et ma chance d'être vivante au plus haut. Fourrée de frangipane jusqu'à la gorge.
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Tu es à mon commencement. Le moindre de tes gestes, de tes mots, m'y replace.
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Tu es celui qui m'introduit dans la création. Où je ne me sens pas étrangère mais désormais à ma juste place. Justifiée, confiante. Habitable par le désir de toi, la profusion de vie que tu m'as instillés.
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Pourquoi le geste le plus commun chez les autres hommes me paraît-il, chez toi, chargé de sens – à interroger ?
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Mon amour te voit imprévu jusque dans les rites. Tu conjures l'habitude.
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N'est-ce pas étrange ? Je tiens toute en ta main, or tu occupes en moi toute la place ! (Ce mouvement intérieur que j'ai, de me refermer sur toi, présent, absent... )
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Tu t'étonnes que je te touche parfois, apparemment sans raison ? C'est pour m'assurer que tu n'es pas un songe.
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Il est des moments où je t'oublie presque. Ils préparent l'instant où je m'avise que tu existes, au milieu de toutes choses, irréductible, irrémédiable comme au premier jour. De là, ta perpétuelle nouveauté. De là, pour moi, la sensation à neuf, du commencement : Quelqu'un vient de m'apprendre que tu es !
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Craindre pour ta vie, c'est pressentir qu'on serait affrontée à l'inconcevable, à l'inexprimable. On tremblerait à moins.
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As-tu déjà apprivoisé une bête ? Qui d'emblée te reconnut pour maître ? Je suis celle-là, et qui se sent – de quoi ? – sauvée. M'en vient une étrange sensation de maturation, d'un surcroît de chaleur autour de moi, comme si j'étais vêtue de fourrure. Abreuvée de lait tiède…
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Tu as le pouvoir de me fermer les yeux sur un sommeil à ciel ouvert – qui suffirait à me nourrir.
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Je te reconnais pour mon maître. Un maître, ça vous libère d'abord si vous êtes captive, puis ça vous prend en mains si délicatement, si fermement, qu'on ne désire plus que demeurer là, indéfiniment, entre elles.
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Que feras-tu de moi ? Que pourrais-je faire pour ton aise ? – Voilà des questions qui me requièrent fort, avec attendrissement, et malice.
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Est-ce pour augurer de l'amante future, que tu voudrais connaître mes fantasmes de jeune fille ? Celui-ci me revient : me caresser, dans un hamac, nue sous l'averse tiède qui accompagne les premiers grondements de l'orage, quand l'eau délivre les odeurs que la sécheresse bridait : celle de l'humus, des feuilles mortes, des murs à lichen. Le corps fusiforme enserré par les mailles du filet, me caresser, le bras reposant comme la rame à fond de barque.
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1 Réimpression en cours. Parution en librairie mi mai.