II
*
Quelle part de forfanterie entrait dans les lignes que vous adressiez à Pierre Louïys, le 14 septembre 1890, sous le titre « MOI » : « Les femmes sont pour lui de gracieux petits animaux qui ont la perverse habileté de détourner sur elles l'attention de trop d'esprits. On les place au sommet des autels de l'art et nos élégants psychologues ( !) savent mieux – hélas – noter leurs bouderies de chienne, leurs grifferies de chatte que démonter le difficile cerveau d'un Ampère, d'un Delacroix, d'un Edgar Poe » ?
Deux ans plus tard, vous souffrirez toutes les affres de la passion pour une Mme de Rovira qui ne sut jamais, faute que vous l'abordiez, quel amour elle vous inspirait.
Ce qui vous fit, en une nuit d'orage, répudier toutes les « idoles » de chair pour ne vous consacrer qu'à celle de l'Intellect.
*
Mouvement d'orgueil blessé ? Totale méconnaissance d'une nature sensuelle, d'une sensibilité affinée, d'un esprit qui vous faisait préférer Restif à Voltaire ?
La rencontre, en 1921, de Catherine Pozzi balaya en une soirée, toute prévention contre l'affectif.
Avec elle, d'une intelligence corrosive, capable de rivaliser avec la vôtre, éprise de vos écrits, remarquable écrivain – ses Journaux et poèmes, publiés après sa mort, en témoignent – vous alliez pouvoir, barrage rompu, épancher une tendresse trop longtemps contenue.
Bien plus tard, vous ferez dire à votre Faust, dans l'acte IV jamais achevé : « Oui, l'idée à l'état naissant et renaissant – leur alliance me rend fou par l'acte d'y penser. […] » ; « Nous serions comme des Dieux, des harmoniques intelligents dans une correspondance immédiate de nos vies sensitives, sans parole, – et nos esprit feraient l'amour l'un avec l'autre comme des corps peuvent faire. […]. Nous ferions des moments comme l'on procrée, des moments qui seraient dérobés au désordre de la vie ordinaire qui est accidentelle et faite de lambeaux … »
Nul doute que Catherine Pozzi eût pu être, seule parmi les femmes que vous avez aimées, celle avec qui réaliser cette œuvre sans pareille où chair, amour, esprit, tendresse, se combinant, se fussent mutuellement fondus et fécondés.
Mais, grande bourgeoise fortunée, prompte à la morgue, au mépris, au décri, ombrageuse, écorchée vive, retorse en sado-masochisme, elle était de ces femmes aux si du chantage et qui sans cesse vous réclament des « sacrifices-preuves ».
(Qu'elle qui se vantait, dans son Journal, de se vêtir chez les couturiers en renom, ait eu la bassesse d'âme de vous reprocher des emplois à ses yeux indignes de vous, aurait dû vous en détacher sur le champ.)
*
Ce que furent, pendant huit ans, les modalités de votre enfer affectif, nous le savons aujourd'hui par la publication de La Flamme et la Cendre où ce qui échappa à l'autodafé de vos lettres commandé par elle, parvient néanmoins à faire pièce à l'intégralité de ses diatribes au vitriol.
*
*
*
Catherine Pozzi, dans son Journal de jeunesse, se disait sensuelle. Elle se plaint vite de vos exigences charnelles et, tôt, les repoussera, ajoutant pour vous la frustration aux avanies qu'elle vous inflige.
Pour haïssable que soit cette femme, une question me vient que j'ose à peine formuler. Apollinaire écrivit la chanson du « Mal-aimé » et vous auriez été, à la fin de votre vie, plus fondé que lui à en composer l'équivalent. Mais si on ne peut, certes vous imputer les … débordements que Marie Laurencin reprochait à son amant, êtes-vous sûr que toutes les femmes raffolent de l'haleine empuantie des fumeurs invétérés ? Si votre âge ne cessa, de plus en plus, de vous rendre soucieux dans vos liaisons, je ne le crois pourtant déterminant, la « petite dame » de Gide le prouve.
On sait votre boutade, si pertinente, selon laquelle « Ce que l'homme a de plus profond en lui, c'est sa peau. », mais consultant l'index des thèmes de vos Cahiers publiés, je fus frappé par l'absence des mots contact, caresse, peau, toucher – et corps féminin. L'acte, la volupté, furent maintes fois objets de votre réflexion ; cet acte, à vos yeux « l'acte même […], le type plus digne d'observation – peut-être le plus complet qui soit […] ». En revanche, apparemment, les préliminaires ne retiennent guère votre attention, quand on attendrait, dans vos écrits privés, de nouveaux « blasons » célébrant tout ou partie du corps de votre partenaire. Et notre regret s'avive de ces lignes de la section « Eros » qui font rêver à ce que vous en auriez pu écrire : « Quelle étrange que ce qui est bon ! Ce parfum – cette crème de lait – le tour de ce col, et de mes mains, la descente par les épaules sur les seins – jusqu'à la formation du solide du torse selon une douceur continue du toucher, et une suite de modulations de forces dans mes doigts, de pressions et de glissements au contact, qui rendent l'âme créatrice de ce qui s'offre à cet acte de place en place et de meilleur en meilleur. Je te fais et te refais. – Je ne puis abandonner cette action par excellence, perdre ce chant de mes mains. » Cahiers, T.II, pp 529-530
*
Il n'est d'homme au tempérament lascif qui ayant épousé par convenance une femme parfaite compagne et mère, mais fort bigote, n'excuserait son pareil de demander aux filles de joie des privautés qui n'ont cours dans l'alcôve conjugale. (Une confidence de votre ami Richard Anacréon, à qui je ne la demandais.) Je doute seulement qu'en des lieux où temps et argent se confondent, vous ayez pu parfaire : L'art de la Chambre à coucher.
D'où ma question, dont je mesure l'indécence, posée au « mal-aimé » que vous aurez été : « Quel amant fûtes-vous, Paul Valéry ? »
*
L'universitaire admiratrice de votre œuvre, Emilie Noulet, – qui, par parenthèse, se dit choquée par l'impudicité de vos lettres – ne fut, semble-t-il, qu'une de ces maîtresses que le sort vous accorde pour meubler les intermèdes, les … « intermittences du cœur ».
Vous alliez connaître en revanche, avec votre sculpteur Renée Vautier tous les tourments de la passion non payée de retour ; où vous découvrez que le génie, la gloire, les instances pressantes, variées, peuvent échouer devant l'inaffection – ce qui est pour vous sujet d'étonnement.
Des femmes miment, à s'y méprendre, l'amour. D'autres en sont incapables. On vous accordera considération ; on en sera peut-être flattée ; les meilleures s'en voudront de ne pouvoir répondre à vos prières : cœur, chair, esprit, demeureront chez elles spectateurs.
Renée Vautier vous inspirera donc cette remarque désabusée : « L'expérience m'a montré que ce que j'ai le plus désiré ne se trouve pas dans l'autrui – et ne peut trouver l'autre capable de tenter sans réserve l'essai d'aller jusqu'au bout dans la volonté de … porter l'amour où il n'a jamais été. – Cet amour a contre lui la médiocrité humaine. » (Cahiers, II, p.556)
*
Fûtes-vous du moins aimé de votre dernière maîtresse, Jeanne Léviton, qui put se reconnaître sous les traits de Héra dans vos Histoires brisées, « être superbe et redoutable », « dangereusement charmante » ?
Avec elle, vous alliez aimer jusqu'au désespoir, une femme d'affaires non toujours limpides sachant « tenir tête à son cœur », comme le recommande Léon Brunschvicg qui vous annonça un jour, tout de go, qu'elle épousait quelqu'un ; et qui, plus tard, mettra aux enchères le millier de lettres et les recueils de poèmes qu'elle vous avait inspirés.
Avec elle non plus, bas-bleu de surcroît sous le pseudonyme de Jean Voilier, vous n'aurez pu donner substance à cette note de vos Cahiers : « Le mélange d'Amour avec Esprit est la boisson la plus enivrante. L'âge y joint ses profondes amertumes, sa noire lucidité donne valeur infinie à la goutte de l'instant. »
Qu'elle dut sourire, se reconnaissant dans votre Hera, de lire que, pour vous, « l'intimité en acte devient une sorte de communion secrète, quand une tendresse sacrée et une signification d'alliance la relève et lui donne valeur d'un moyen de la plus profonde identification de deux êtres. »
Vous lui écrivez, le 13 avril 1945 : « Je finis ma vie en vulgarité, victime ridicule à mes propres yeux, après avoir cru l'achever dans un crépuscule d'amour absolu incorruptible et de puissance spirituelle reconnue par tous comme sévèrement et justement conquise. »
*
Mais ne savions-nous pas qu'un esprit supérieur, maître en introspection, peut se conduire en collégien face à cette Etrangère qu'est toute femme pour l'homme ?
Même quand il a fait délivrer à son Faust s'entretenant avec son disciple, ce précepte capital : « Prenez garde à l'Amour ». Tout en dénonçant, en ses Cahiers, « le piège épouvantable de la tendresse. »