Je savais votre action, pour la défense de l'esprit pour la défense de l'esprit, au sein de l'Institut de Coopération intellectuelle, émanation de la Société des Nations. J'appris, par votre biographie, quel temps, quels efforts, vous aurez consacrés à cette tâche. En vain, puisque la seconde guerre mondiale ruina l'entreprise.
Mais c'est en relisant vos écrits que j'ai mesuré votre degré de clairvoyance quant aux périls que courait dès alors l'esprit. Ce qui advint, l'avenir ayant tenu, avec une ingéniosité inépuisable, à justifier vos craintes.
Célèbre est l'incipit de « La Crise de l'Esprit » de 1919 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et l'on relirait avec étonnement ce que vous disiez à la même époque, dans « Une conquête méthodique », des … vertus de la discipline en Allemagne.
Mais c'est surtout de 1930 à 1940 que vous dénoncez l'inhumanité qu'emportent notre hâte dans l'exécution, notre culte du nouveau et de l'excès, notre indifférence à la laideur agressive, notre quête du divertissement, de la dissipation …
La forme vous importait. Je ne sache pas que vous ayez nommément mis en cause le Cubisme, la dislocation du corps, du visage par un Picasso, la disparition de la figure humaine dans la peinture (ce que fit Mauriac), mais nul doute que les révolutions picturales qui suivront l'Impressionnisme ne soient implicites dans vos réquisitoires.
Le « saint langage » était pour vous l'honneur des hommes. Vous avez pu voir ce qu'en fit Dada ; les fins que les Surréalistes lui assignèrent, sans, non plus, instruire leur procès – leurs expériences ne pouvant qu'appeler votre dédain.
Du moins, votre mort vous épargna-t-elle le spectacle d'une langue abâtardie, désintégrée, et de la logorrhée qui a saisi le monde.
Pour m'en tenir à notre pays, sans doute existait-il des imbéciles en foule avant 1968. Mais, se heurtant à l'indifférence de l'auditoire, ou à sa muette réprobation, c'est brièvement, timidement, qu'ils se manifestaient dans les amphithéâtres et diverses agoras.
Du jour où l'on tendit dans la rue un micro aux extravagants, illuminés, utopistes et songe-creux, pour recueillir et diffuser à la France entière leurs propos les plus insanes, leur problème, véritablement existentiel, fut résolu. « JE SUIS, et il importe que le plus grand nombre le sache – et m'entende, car j'ai à dire ! »
Aujourd'hui, un bond technique prodigieux, pour vous inimaginable, permet au premier venu (mais qui, encore, se tient pour un « premier venu » ?) de faire savoir, à la Terre entière et quasi dans l'instant, qu'Il est et quels sont ses états d'âme. Photo jointe.
Il se trouvait jadis des gens capables de commettre un meurtre pour voir leur nom dans les journaux et avoir enfin la preuve qu'ils existaient. À présent, un simple déclic suffit à vous donner des foules de correspondants, et à pouvoir vous prévaloir de milliers d' « amis » – avec qui … échanger.
Grâce à cette invention mirifique s'élève nuit et jour – comme tour de Babel – un caquetage muet ou sonore, à éberluer, à étourdir les anges. Et mon image n'est pas innocente, puisque vous faisiez dire à votre Faust, s'adressant à Méphistophélès venu s'enquérir des choses de ce bas-monde : « […] l'esprit de l'homme, déniaisé par toi-même ! … a fini par s'attaquer aux dessous de la Création … […] Et ils commencent à tâtons à toucher même aux principes de la vie. […]
« Sais-tu que c'est peut-être la fin de l'âme ? […] L'individu se meurt. Il se noie dans le nombre. Les différences s'évanouissent devant l'accumulation des êtres […] » (Mon Faust, Acte I, scène 2)
Mais Novalis n'avait-il pas déjà écrit : « Là où il n'y a plus de dieux, règnent les spectres. » ?
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Je vous ai dit quelques raisons de craindre que les gloires littéraires de votre siècle ne soient déjà plus, pour la plupart, que de beaux noms, y compris le vôtre, eu égard aux rigueurs que vous vous assigniez. Un autre motif, et non le moindre, s'y ajoute.
Nous avons connu des enseignants pénétrés de la beauté des œuvres au programme, et qui, par leur sensibilité, leur finesse d'esprit, leur culture, savaient communiquer leur ferveur aux meilleurs de la classe. Vous aurais-je connu, admiré, sans l'un de ces professeurs dont la vocation est d'être éveilleur, intercesseur ?
Or vint l'époque où les sciences humaines s'imposèrent au monde pensant ; où les linguistes parlèrent haut et fort ; où le structuralisme régenta toute activité intellectuelle.
Des directives furent donc données aux pédagogues, pour considérer l'œuvre littéraire comme matière à … dissection, ce qui excluait toute intrusion d'une sensibilité tenue pour subjective, le lyrisme n'étant plus de mise.
Et c'est ainsi qu'à apposer, sur un texte littéraire, une grille sociologique, psychanalytique, politique, phénoménologique …, à occuper l'heure de cours à la recherche des connotations, dénotations, diachronies, et synchronies, transtextualités et réseaux sémantiques, à délimiter le champ lexical et à dénombrer les « actants», on détourna des générations d'élèves, d'étudiants, de l'art littéraire ; le « plaisir » du texte étant celui de la dissection et s'achevant en autopsie.
Vint donc le temps où tout fut officiellement déclaré « culturel », l'article de journal méritant les mêmes égards qu'une page de Balzac : ceux des thanatopracteurs. Ce qui fit l'affaire d'universitaires aussi doués de sens littéraire que la table où j'écris ; de chercheurs et exégètes bien résolus à nous montrer leur savoir de techniciens de la littérature.
Il est donc à craindre que soit bientôt interrompue la chaîne des ferveurs qui, de siècle en siècle, maintenait chez quelques-uns le goût des « humanités », la gratitude que l'honnête homme leur devait, la révérence qui leur était due. À craindre, en bref, que tout se qui relevait du classicisme, ne soit rejeté dans les ténèbres extérieures.
Vous aviez « le démon de l'abstraction ». Oserai-je dire ce que j'éprouve, honnête lecteur de bonne volonté, à vous fréquenter assidûment ? Vos vers corsetés, « chargés de chaînes », votre prose si surveillée que pas un mot qui n'y fut élu, pesé avec discernement, s'ils sont régal pour l'esprit – jusqu'à lui faire sentir ses étroites limites –, imposent silence à toute une part du moi. Laquelle s'en trouve offusquée, niée ou du moins ignorée, quand elle eût voulu, elle aussi, trouver matière à s'exprimer, à s'exalter. Telle une essence rare à qui le flacon, supérieurement ouvré, ne permettrait de s'épancher.
Bientôt, mon souffle se tasse, ou l'air me semble se raréfier. Il est vrai que vous nous faîtes vivre dans l'éther ! Il me manque, j'en conviens, d'être de ces intellectuels qui jamais n'ont effleuré une écorce d'arbre, ne se sont pénétrés d'un galet tenu dans la paume ; n'ont jamais respiré que l'air confiné de leur bureau. Ceux-là trouvent leur compte en votre œuvre : vos obscurités, défiant leur esprit, leur permettent d'en remontrer aux gens simples, voire à l'auteur lui-même qui ne se savait si subtil.
Je lis avec bonheur votre Dialogue de l'Arbre. Que de répliques enchantent le dévot que je suis de ce grand Être ! … Que d'images topiques me « donnent à voir ! » Cependant que l'esprit s'émerveille des symboles que vous tirez de votre contemplation, touchant le développement de l'amour, la figure du créateur …
Mais qui, de nos jours, n'éprouverait que ce langage souverain, ne s'interpose entre l'idée, si neuve et juste soit-elle, et les ressources en contention, en exigence, que l'époque a tant amoindries en lui ? Qui, possédant encore ces ressources, n'aurait l'impression, lecture achevée, qu'on le fit vivre un long temps dans l'inhumain ?
N'en déplaise à Mallarmé, la poésie, la littérature, ont besoin, pour se perpétuer, de toucher en nous, outre l'intellect, l'organique. Aussi, un Apollinaire que vous avez ignoré, un Proust que vous avez méconnu, ont-ils plus de chances de trouver demain des cœurs fervents, à supposer qu'il y ait encore des lecteurs, et pas seulement des liseurs. Sumer, Ninive et Babylone étaient de beaux noms. Il se pourrait qu'il en fût de même de Valéry, Gide, Giraudoux …
Autant vous le dire : la pureté, l'absolu, sont des mots qui suscitent à présent la condescendance ; la volonté de perfection est surannée ; la mémoire, méprisée, tombée en friche, rejette le vers comme un corps étranger. Nous n'avons que faire d'images poétiques alors qu'un flux d'images réelles, fixes ou animées, fait de nous un kaléidoscope, ce qui épargne à l'esprit l'effort de la formulation – et rend risibles un été « roche d'air pur », ou la mer, un « toit tranquille où marchent des colombes ».
Et c'est ainsi que notre système sensoriel, notre affectivité, se nourrissent désormais d'assignats.
Vous connaissiez pourtant le « Qui veut faire l'ange … » N'était-ce pas un choix contre-nature, que de vouloir tenir le sensible, le charnel, à distance, pour ne plus servir que l'Intellect, ce qui conduit à ne se mouvoir plus que dans l'abstraction et à devenir le « rhétoriqueur à l'état sauvage » que voyait en vous Jean Paulhan ?
Vous vous vouliez le héraut de l'Idée pure ? Que l'on se connaît mal ! L'affectif, le sensible, le sensuel – vilipendés, répudiés –, allaient se revancher cruellement, durablement.
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SUR L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
[Textes de Paul Valéry]
L'histoire des temps modernes ? De plus en plus fort, de plus en plus grand, de plus en plus vite, de plus en plus inhumain, ce sont des formules d'automatisme.
La nouveauté d'une chose considérée comme quantité positive de cette chose.
On n'a jamais subi tant d'idées éloignées du sens commun […] et plus instables, plus promptement démodées, détrônées, remplacées… (L'Idée fixe, 1932)
[En art] Comment se ferait un style […] quand l'impatience, la rapidité d'exécution, les variations brusques de la technique pressent les œuvres, et quand la condition de nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les productions dans tous les genres ?
Adieu, perfections du langage, méditations littéraires […] Nous voici dans l'instant, voués aux effets de choc et de contraste […] Nous recherchons et apprécions l'esquisse, l'ébauche, les brouillons. La notion même d'achèvement est presque effacée.
Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l'un de l'autre que par les caractères anatomiques.
L'homme, donc, s'enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants ; abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances ; abus de félicités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de décrochage ou de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous les doigt d'un enfant.
Le loisir apparent existe encore […] Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent.
Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d'affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l'allure générale de la production et de la consommation intellectuelles, que je désespère parfois de l'avenir !
Sur la crise de l'intelligence, conférence à l'Université des Annales, 1935
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Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l'ennui. Notre nature a l'horreur du vide.
En somme, nous avons le privilège – ou le malheur très intéressant – d'assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible de toutes les conditions de l'action humaine.
Je dis que la vie moderne traite les esprits de telle sorte que l'on peut raisonnablement en concevoir de grandes craintes pour la conservation de la valeur dans l'ordre intellectuel.
Les conditions du travail de l'esprit ont, en effet, subi le même sort que tout le reste des choses humaines, c'est-à-dire qu'elles participent de l'intensité, de la hâte, de l'accélération générale des échanges, ainsi que tous les effets de l'incohérence, de la scintillation fantastique des événements.
L'atténuation de la sensibilité se marque assez par l'indifférence croissante et générale à la laideur et à la brutalité des aspects.
Nous admettons que nos voies publiques, nos rues, nos places soient déshonorées par des monuments qui offensent la vue et l'esprit, que nos villes se développent dans le désordre, que les constructions de l'État ou des particuliers s'élèvent sans le moindre souci des exigences les plus simples du sentiment de la forme.
La quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l'ennui des merveilles et des extrêmes.
Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances … ? le milieu de la civilisation actuelle.
Le bilan de l'intelligence, 1935
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« Les conditions de développement des esprits en profondeur, en subtilité, en perfection, en puissance exquise, sont dissipées. Tout se déclare contre les possibilités de vie spirituelle indépendante. Les plaintes des poètes d'il y a soixante ans nous paraissent pure rhétorique auprès des lamentations que le temps présent tirerait des êtres lyriques, s'ils ne sentaient l'inutilité de gémir au milieu du vacarme universel ; du bruit tumultueux des machines et des armes ; des cris de la foule et des harangues naïves et formidables de ses dompteurs et conducteurs.
« Jamais plus haute n'a paru la Tour d'ivoire. »
Existence du Symbolisme, 1936
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Tout à présent pèse sur la pensée : intensité, accélération des sensations, vulgarité et uniformité développées par les moyens mécaniques, falsification des valeurs par la publicité, quantité et débit de la production, qui s'opposent à la perfection et à la profondeur […], excitation à la haine, et ravalement systématique des choses de l'esprit.
Allocution à la radio : Les périls de la civilisation occidentale, juillet 1939
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Et de se demander, à la radio – diffusé le 23 mai 1945 –, « si nous ne sommes pas arrivés à quelque état de décadence analogue à celui qui a atteint les civilisations successives dont parle l'Histoire. »
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