MAIGRE IMMORTALITE (fin)
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Faut-il poursuivre, en augurant, avec tous les risques d'erreur, de la situation présente de la poésie, les recueils du XXe siècle qui ont chance de survivre ?
Aux causes circonstancielles du déclin des Lettres que dénonce Valéry dans « L'Avenir de l'Intelligence », « La Crise de l'Esprit », d'autres me semblent condamner la poésie, genre littéraire longtemps révéré, sommité des activités de l'esprit ; le poète faisant figure de prince.
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J'ai grandi dans une campagne qui n'avait changé depuis des siècles. Mi-plaine, mi-bocage, elle admettait la haie, et l'arbre. De ceux-ci, il en était qui, par leur taille, leur silhouette, proclamaient leur essence : « Je suis le chêne ; je suis le peuplier. Je dis les saisons ; je compose avec le vent, l'averse – et je regorge d'images pour qui sait voir et prend le temps de contempler … » Ce que disaient, à leur façon, les fleurs sauvages au bord des fossés, les nuages d'Ouest ou de beau temps … Et l'enfant que je fus se faisait éponge et commençait de tendre des « comme » et des « tels que » au sein du visible, heureux d'en retrouver confirmation dans les poésies qu'on apprenait en classe, par cœur et, pour moi, avec cœur.
La haie et l'arbre devenus obstacles, on fit table rase, et il n'y eut plus même de chemins creux pour école buissonnière. Dès lors, quelles alliances percevoir ou tisser entre une terre asservie au seul profit, bâillonnée de n'être qu'une étendue, et un espace aux rares échanges entre oiseaux ?
Une source fut tarie, et les vers qui célébraient la nature se virent privés de caution.
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Les jeunes filles « à l'ancienne » chérissaient le lyrisme. Il est si malaisé d'exprimer l'exaltation d'un cœur aimant, le navrement d'un cœur blessé … Par chance, des poètes avaient eu des cris que l'on pouvait faire siens et qui, par la mélodie sous-jacente, se gravaient sans peine en la mémoire. Et qu'il y avait de contentement à se les redire ; à ne pas se sentir seule dans la joie ou l'affliction !
On n'a plus le loisir de rêver ; les sentiments, qui causèrent tant de déboires à nos aïeules, doivent être tenus en bride, et leur expression peut s'accommoder du laconisme, voire de l'implicite.
«- La poésie amoureuse convenait aux oisives, aux romanesques, aux esseulées ; à celles qui croyaient au pouvoir des mots et rêvaient de soupers aux chandelles, et autres appeaux, autres leurres.
« Nous sommes à présent des filles positives, des femmes sans franges, pour qui accoler amour et toujours ne mérite que dérision. »
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Le coup de grâce porté à la poésie sera venu de penseurs en chambre, convaincus qu'elle procédait du seul intellect.
La poésie classique, corsetée, nous fait rarement oublier le labeur du poète. Nous voyons celui-ci multiplier les « coups de dé » afin de se soumettre aux règles de la prosodie. Nous percevons la raison gouvernée par la rime, parfois jusqu'au burlesque involontaire ; le mètre imposer des chevilles, ou engendrer l'obscurité. Ce qui conduit le lecteur de La Jeune Parque à dire, à son auteur, que si l'esprit peut se nourrir de gemmes, de joyaux, le corps aspire parfois à prendre part au festin.
Du moins les poèmes de tous les temps qui ont survécu conjuguent-ils – éléments consubstantiels au poétique – pensée, rythme et sonorités. Ils infléchissent notre souffle de leur respiration propre ; leurs agencements sonores font, de notre corps, une caisse de résonance ; ils nous délivrent des images qui vont nous conduire, dans le visible ou nos ténèbres, d'évidence en évidence. D'où notre sensation d'être accru, d'avoir mieux part à l'intelligence du créé.
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Il faut beaucoup de naïveté ou d'outrecuidance, pour penser que, « pulvérisé » (un titre de René Char), le « poème » conservera ses pouvoirs de faire, de l'être entier, un réceptacle tout d'assentiment au message qu'on lui adresse. Que le moi dont on a dédaigné tant de ressources, est disposé à une adhésion autre que cérébrale, et qu'il est enclin à préserver en lui le dit d'un poète qui fait si manifestement fi de la mémoire.
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Tel est le discrédit présent de la poésie, que la seule vue d'un poème en vers réguliers fait fuir nos yeux ; l'alexandrin entre tous les mètres, n'ayant plus droit de cité.
Non qu'il suffise d'aligner des vers mélodieux : sinon, un Albert Samain, une Anna de Noailles, un Henri de Régnier, auraient encore maints fervents. Mais qu'est une poésie qui ne s'inscrit aussi en notre part viscérale, fût-ce, comme sur la roche, l'empreinte des fougères fossiles ?
On abuse et le regard et l'esprit, quand on dispose en lignes parallèles, inégales, une prose exsangue ou qui semble de la poésie traduite. On les abuse en faisant voler en éclats sur la page, une troupe de concepts, de mots, qui n'ont d'affinités, et dont la rencontre, chez le lecteur, ne produit de lueur.
Et c'est ainsi que la poésie devient une langue morte qui ne sera lue, demain, que par devoir, ainsi qu'on fait ses « humanités » ; des « pédagogues » nous exposant l'inutilité d'étudier « Le Promenoir des deux amants », « Le Balcon », ou « Le Bateau ivre ».
Prose déguisée ou désintégrée, la « poésie » présente et à venir est vouée à être lue comme telle et à passer sur le lecteur ainsi que l'eau sur les feuilles cireuses.
Genre exténué, désuet, on la lira sans que notre système organique, sensitif, y ait la moindre part. et de sourire, si on les rencontre, des cris de gratitude envers elle qu'ont pu pousser de grands poètes. « Poésie, raison sacrée », s'exclame l'un, la poésie « mode de vie – et de vie intégrale », assure l'autre, cependant qu'un troisième, rêve d'« une vie recluse en poésie ».
« À la question toujours posée : "Pourquoi écrivez-vous ?" , déclarait Saint-John Perse, la réponse du Poète sera toujours la plus brève : "Pour mieux vivre" »
Mais qu'avons-nous à faire du « Grand Testament » de Villon, ou des Odes à Cassandre ? Quel besoin avons-nous d'images poétiques ? Les millions de pixels de mon appareil me permettent d'obtenir, en un clin d'œil et sans effort, l'image qui seule m'importe : celle que me procure le seul dieu qui vaille – le seul qui subsiste – à présent que la terre, les ondes et les cieux en sont dépourvus : l'Instant.
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Pourtant, que se consolent les innombrables dont les livres prendront place dans la bibliothèque des ILLISIBLES. Il se trouvera bien l'un de ces esprits qu'aucun écrit ne rebute, pour gloser sur l'homme et l'œuvre aux fins de paraître, avec satisfaction, dans la « Revue d'Histoire littéraire de la France » !
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Mes choix sont subjectifs, partant, aventureux ? Assurément.
Ils sont d'un homme du XXe siècle qui trouva, dans son temps, beaucoup à admirer. « J'aime à louer. Je suis heureux quand j'admire », disait Diderot dans son « Salon de 1750 ». D'un homme qui voudrait que les générations futures prissent autant de plaisir que lui à la lecture, pêle-mêle, de La Symphonie pastorale, du Diable au corps, de La Jument verte, du Rivage des Syrthes, des Mémoires d'Hadrien… Et l'on pourrait poursuivre le liste à l'infini, tant le XXe siècle aura compté, dans tous les domaines de l'esprit, de talents et de génies. Au point, pense-t-on, de pouvoir nourrir, à soi seul, les aspirations, curiosités, inclinations, de foules de lecteurs futurs.
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Augurer de ce qui en survivra est d'autant plus déraisonnable, utopique, que ce trésor de l'esprit rencontrera des êtres gavés d'images, fixes ou animées ; que les préoccupations d'ordre spirituel auront déserté pour la seule quête de l'immédiat et de toute nouveauté. Des êtres à qui des critiques qui n'auront eux-mêmes connu que l'éphémère, persuaderont, semaine après semaine, que de nouveaux chefs-d'œuvre ont paru, à connaître au plus tôt.
Cependant que feront florès ceux qui se donnent pour mission de divertir, au sens pascalien, leurs semblables accablés de la difficulté de substituer en un monde minéral.
bien que l'ultime chance qu'auront Raboliot, Derborence, ou Le Mas Théotime, sera l'apparition, dans quelques âmes simples, de ce sentiment doux-amer : la nostalgie.
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« Maigre immortalité »… Me revient ici la voix de Chateaubriand retrouvant Vérone, dix ans après le Congrès de 1822.
« Combien s'agitaient d'ambitions parmi les acteurs de Vérone […] ! Que d'avenirs rêvés […] ! Faisons l'appel de ces poursuivants de songe […].
« Monarques ! Princes ! Ministres ! Voici votre ambassadeur, votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous ? Répondez. »
Suivent vingt noms de dignitaires avec, en face, répétée comme un glas, la mention : « mort ». Noms auxquels il serait aisé de substituer des noms d'écrivains du XX siècle qui furent glorieux. Et la conclusion du mémorialiste vaudrait pour eux : « Qu'est-ce donc que les choses de la terre ? »
Sauf que Chateaubriand ajoute : « […] mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone, sans se rappeler Shakespeare. »
Et qu'il suffit de remplacer Vérone par Illiers-Combray et Cabourg, pour Proust ; Tipasa et Lourmarin, pour Camus, pour apaiser leurs mânes, à supposer qu'elles craignent encore l'oubli – seule véritable mort pour un créateur.
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Ouvrages critiques cités
Gilbert Joseph : Une si douce Occupation, Albin-Michel, 1991.
Bianca Lamblin : Mémoires d'une jeune fille dérangée, Le grand Livre du Mois, 1993 ; Le Livre de poche, 1994.
Michel Onfray : L'Ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus, Flammarion, 2012, et Éditions « J'ai lu ».
Renaud Meltz : Alexis Léger dit Saint John Perse, Flammarion, 2008.