Camille Corot
*L'ARBRE FLUVIATILE
À moins qu'il ne doive rechercher l'espace, la lumière ; qu'il soit sous un vent constant, un arbre pousse droit et non déjeté. Chaque branche ou rameau a son contrepoids – sa contre pesée – adverse, ce qui fait, de l'édifice, un étagement d'équilibres. La sensation même qui gagne à le contempler.
À l'arbre, le sage demande, jamais refusé, un modèle de retenue, de maîtrise de soi, d'harmonie, mais aussi de laconisme, de résignation, de patience. Aussi, à l'aurore, se réjouit-il de retrouver ses arbres à leur place assignée.
Est-ce stupeur d'avoir été si longuement plongés dans le noir ? Incrédulité devant la résurgence du jour ? De faire, à nouveau, du ciel, une lumineuse mosaïque ? Étonnement de voir se prolonger la paix que la nuit leur apporta ?
Pas une feuille ne remue, comme occupée à vérifier ses contours, découpures, folioles, que l'ombre avait estompés, chargés d'un impondérable limon, mais que le jour nettoie, redessine avec une précision grandissante ; que la jeune lumière fait reluire, argente, de part et d'autre de la nervure médiane. Et voici que l'arbre recouvre son nom : ici l'érable, là le châtaignier, là-bas l'accacia, tout de folioles, le hêtre aux belles enfourchures – aux lisses entre-cuisses.
Nulle feuille ne bouge ? Si, et l'on croit discerner, dans une circonvolution cérébrale, une idée se former, un signal se faire.
Ou n'est-ce pas clignement distrait, comme au terme d'une trop longue contention ? Mais non, ce sont, à la périphérie du feuillage, balbutiement à lèvres minces, proéminentes. En marge d'une muette assemblée, à très bas bruit, vient de naître une rumeur. Des feuilles voisines la reprennent, la propagent. Tout un rameau s'en émeut ; une flamme invisible gagne de proche en proche. Des signes d'affolement collectif font penser au Bal des ardents, à l'incendie du Bazar de l'Hôtel de ville. Ce qui était ruisseau, rivière, aériens, devient fleuve.
L'arbre s'enfle, saisi d'un accès de fièvre. Le frêne, le bouleau, le tremble, semblent atteints d'une fébrilité récurrente. Mais ce chêne ? Lui aussi, le fleuve le traverse.
Il est des plantes fluviatiles, telles la myriophylle, l'élodée, la fontinale, que le courant peigne, effile en chevelure indéfinie. C'est tout un arbre qui peut devenir fluviatile, quand le vent s'en saisit.
Arrimé par ses racines, il est la permanence même. À vie, scrutant les mêmes horizons. Or, l'Ailleurs vient à lui, l'envahit, s'efforce de l'entraîner vers un point de fuite et déjà, tout le feuillage s'y oriente, ainsi que se tourne vers le terme de leur migration, une troupe d'oiseaux.
*
L'arbre, hormis le tronc, connaît une « difficulté d'être ». Quelle séduction a ce scintillant Ailleurs, pour qui pourrait reprendre le vers de L'horizon chimérique : « Car j'ai de grands départs inassouvis en moi ». Mais « la force du site » !
Stable, le sol ; immuable, le tronc. Le déséquilibre vient d'un feuillage partagé entre l'acquiescement et la rétractation, la dénégation. Qui n'est plus que remous, va-et-vient, où des bras feraient les gestes de qui se noie. À moins que l'arbre, en transes, ne rappelle les convulsionnaires de Saint-Médard…
Il est des cours d'eau réguliers. Y aurait-il, dans le lit de ce fleuve, des ruptures de pente qui en précipiteraient le cours, et nous vaudraient ces accès de fièvre qui rendent le feuillage haillonneux, dilacéré ? Ou un pêcheur s'efforcerait-il, par intermittence, de fatiguer un poisson vigoureux, pris aux ouies, pour le ramener à lui ? Une poigne amorce parfois un mouvement de rotation – pour déraciner l'arbre ? Là-haut, une cime multipliée pèse le pour et le contre, mouline et baratte l'espace.
L'arbre est de ces malades gagnés par une impatience des membres, qui ne peuvent trouver le repos. Il est l'image de la répulsion et de l'effroi. De quoi témoigne son arc-boutement.
La rumeur, d'abord rive de ruisseau, est devenue berge de torrent.
*
Que fut la nuit ? À l'aube, je retrouve la verticale qui unit le collet à la cime ; le poids de chaque branche annulé par celui de la branche opposée.
Sa ramure prise en un vitrail, il ne peut être que figé. Nulle trace de fièvre ou d'inquiétude ; pas même d'expectative. Équanime, il est la contention même. Du moins en apparence. Organisme vivant, son feuillage, – stylite sur sa colonne –, médite ce qui accroît ce grand être qu'est un arbre souverain. Et quel ne l'est, sur l'aire circulaire de son ombre ? Échanges avec le sol et l'air, assimilation, circulation des sèves, insertion dans l'espace, quête de la lumière, formation des stries d'accroissement, à l'apathie du tronc, s'oppose la mobilité des innombrables antennes foliées.
L'arbre fluviatile ? Il le fut, à son corps défendant, et il n'était alors qu'émulsion de formes, et de couleurs, d'air et de bois. À présent qu'il baigne en un lac sans rides, et que sa silhouette lui restitue son identité, que son ordonnance n'est plus bousculée, je lui sais gré de me donner, comme avant, une leçon de droiture, de hauteur sans condescendance. Il en impose comme César, « le pied sur toute chose », mais il est d'abord pour moi, comme pour l'Isabelle d'Intermezzo, « le frère immobile des hommes ».
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Arbres sous le vent
Soutine