« Faut-il oublier Valéry », demandait, il y a plus de quarante ans, le poète Yves Bonnefoy ? La question fut reprise dans un numéro de la revue consacrée à l'exégèse de votre oeuvre. Et certains des auteurs interrogés, négligeables au vrai, de répondre par l'affirmative ; d'autres, de marquer leur détachement.
Sans doute seriez-vous étonné de la gloire universelle de ce Proust dont vous n'avez qu'à peine abordé l'œuvre à ses débuts. Il était le romancier d'un monde que vous jugiez « faisandé » – et le roman était pour vous le genre littéraire où régnait l'arbitraire. Les manifestations de l'Intellect pur vous paraissant seules dignes d'examen.
Mais les figures de La Recherche, dans l'analyse qu'en fait Proust, ne sont amputées ni de leur sensibilité, leur affectivité, ni des tropismes de leur sang. En quoi elles vivent en notre imaginaire, quand un Monsieur Teste, désincarné, création toute cérébrale, n'est pour nous qu'un nom.
Un Gide, un Proust n'avaient souci du lendemain. Vous étiez sans fortune, ne pouviez être ni romancier à succès ni auteur de théâtre fêté. Le souci d'assurer votre existence et celle de votre famille vous aura donc longuement taraudé.
Avec La Jeune Parque, la gloire fondit sur vous. Elle allait vous conduire – pour vivre – à courir d'une capitale à l'autre, afin de prodiguer, jusqu'au harassement, interventions, conférences, interviews, messages, allocutions. Prince de L'Esprit, membre de maints corps constitués, convive d'innombrables, banquets, vous aurez ainsi dissipé quinze ans de votre vie de galérien des Lettres accablé d'honneurs, en voyages, présidences, entretiens, colloques, réceptions et mondanités – au détriment d'une œuvre qui eût demandé la réclusion opiniâtre d'un Flaubert ou d'un Proust.
Avez-vous cru qu'à poursuivre sans relâche, avec une lucidité térébrante, en une langue incorruptible, le fonctionnement d'un esprit désenglué de toute affectivité, était un gage de survie – en dépit d'un nihilisme qui vous fît tôt refuser la « maigre immortalité noire et dorée » ?
Vous avez vu dans le Surréalisme – je cite vos Cahiers : le « Maximum de facilité et maximum de scandale » ; « le salut par les déchets », la volonté « de donner valeur à tout ». » Et l'on ne trouve mention, dans ces mêmes Cahiers, ni du Cubisme ni de Picasso.
Vous voyiez, dans la forme harmonieuse, accomplie, le témoignage des pouvoirs de l'homme. Il semble que vous ayez sous-estimé son gauchissement, sa dislocation délibérés dans les Lettres et les Arts.
Vous avez écrit, en 1936, un texte à la fois intemporel et prémonitoire : « Contre l'horrible facilité de détruire ». De fait, toujours la beauté des productions humaines parut une offense aux tâcherons, une humiliation aux médiocres. Aussi y a-t-il une véritable volupté à détruire un monument dont l'ordonnance, la grâce, dénoncent en vous, et la bafouent, une âme hirsute. À briser ou lacérer – sculpture, peinture – ce qui, par sa perfection implique longue patience et soins infinis, quand ces vertus vous sont à ce point étrangères, et que réduire à néant leur produit vous soulève d'un sentiment de puissance, de revanche.
Vous songiez d'abord aux œuvres d'art. Le temps présent aura vu non seulement la destruction de nombre de chefs-d'œuvre, mais celle de valeurs, de critères, de références, qui vous paraissaient les attributs, les privilèges de l'humain. Car, aujourd'hui, on rivalise dans l'action de déconsidérer, défigurer, déformer, dégrader, démanteler, dématérialiser, dénaturer, désintégrer … (Les points de suspension suggérant l'abondante progéniture de l'élément dé.)
Pudique, vous ne prisiez guère les biographes et vilipendiez ceux qui faisaient commerce de vos lettres. Pourtant, apprenant que celles que vous aviez adressées à Catherine Pozzi venaient d'être brûlées, sur son ordre, vous écrivez à votre amie, la duchesse de La Rochefoucaud : « Peut-être a-t-elle pensé me faire du mal en supprimant cette œuvre cachée qui m'eût donné aux yeux de ceux qui viendront une physionomie un peu moins … froide que celle exposée par mes écrits ? … »
Je doute donc que vos proches, et d'abord votre fille Agathe, aient rendu service à votre figure – et à votre œuvre –, en supprimant de vos Cahiers, de la biographie composée (par votre fille) pour l'édition de vos Œuvres, en Pléiade, tout ce qui pouvait vous faire paraître… humain et non statue du pur Esprit.
Aussi voudrais-je remercier en votre nom l'universitaire Michel Jarrety qui, non content de publier une part négligée de vos écrits – vos admirables poèmes en prose –, a rendu accessible à chacun cet Alphabet riche de pages d'anthologie, et nous donna, au terme de tente ans de recherches, LA biographie exhaustive de vos travaux et vos jours, de votre vie publique et privée, gloire et déchirements mêlés.
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Jamais votre célèbre boutade : « Nous entrons dans l'avenir à reculons » ne fut plus justifiée que de nos jours. Quelle place y aura votre oeuvre ? La perfection, en littérature, loin d'être prisée, est tenue pour suspecte. Et de grands auteurs d'hier furent accusés « d'écrire trop bien ».
Vos ouvrages offrent peu de matière au… divertissement tel que les nombreux l'entendent, critère, à présent de tout ce qui vaut. En bref, à votre devise : « Ci-gît moi, tué pour les autres », ne pourrait-on ajouter : « Ma figure à jamais offusquée par M. Teste » ?
Parce que vous avez dit : « J'aime mieux être lu plusieurs fois par un seul qu'une fois par plusieurs. » (Cahiers II, p 252), je me persuade pourtant que quelques-uns vous liront demain plusieurs fois pour s'enchanter de vos charmes à foison, et ne pas désespérer tout à fait de l'homme, eu égard à l'exercice qu'il fit de son esprit ; des fruits qu'il en tira ; du haut langage qui fut le sien.
Pour mesurer aussi, par une Pléiade qui réunirait la totalité des lettres et poèmes que des femmes vous inspirèrent, quel poète majeur de l'amour heureux, malheureux, attendait en vous son heure.
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Ouvrages cités :
Paul Valéry
Œuvres I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992
Œuvres II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993
Cahiers I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973
Cahiers II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974
Alphabet, édition Michel Jarrety, Livre de Poche, 1999
Poésie perdue, édition Michel Jarrety, Gallimard, Collection « Poésie/Gallimard », 2006
Correspondance avec Catherine Pozzi, La flamme et la cendre, Gallimard, 2006
Corona et Coronilla, poèmes à Jean Voilier, Éditions de Fallois, 2008
Michel Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008