Comtesse de Sabran, Chevalier de Boufflers
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Correspondance
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À Sue Carrell
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I
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J'ai longtemps remis à plus tard de lire ligne à ligne la correspondance de la Comtesse de Sabran et du Chevalier de Boufflers[1]. N'allais-je pas trouver, en celle-là, une autre Julie de l'Espinasse, rabâcheuse et larmoyante à faire fuir l'amant le plus épris d'elle ? En celui-ci, réputé pour ses poésies libertines, et un conte qui le rendit célèbre, Aline reine de Golconde, l'un de ces beaux esprits goûtés des salons du XVIIIe ?
Mais la durée, insolite, de cet échange épistolaire ? Les tribulations, tragiques, qui l'émaillèrent ? La suprématie, à mes yeux, de la langue de l'époque ?
Le siècle de Louis XIV est volontiers qualifié de « grand » par les fastes des Lettres, des Arts, qui s'y déployèrent ; la précellence de la fonction royale ; le rayonnement de la France hors des frontières… Pourtant, de bons juges voient dans le XVIIIe siècle d'avant la Révolution, l'apogée de l'art de vivre, du moins dans les classes privilégiées.
Avec la mort de Louis XIV, en effet, les mœurs, corsetées, se débrident ; le goût du luxe s'affiche sans vergogne ; celui du plaisir culmine jusqu'au cynisme chez les Roués de la Régence.
Être sociable devient un impératif ; et comment l'être mieux qu'en fréquentant les salons où rencontrer des esprits éclairés auprès desquels exercer cette faculté, si prisée, qu'est la raison, occasion de s'appliquer à bien dire, à trouver le trait piquant, hardi, gracieux, qui fera de vous un homme recherché pour son goût, son bon sens, sa curiosité ?
Le « siècle des Lumières » abonde ainsi en mondains philosophes nullement frivoles ; en hommes pratiques, ni dilettantes ni sceptiques, soucieux des réalités quotidiennes et d'abord d'assurer en tous lieux le respect de la personne humaine.
Le XVIIe siècle érigeait en morale le gouvernement des passions. Le suivant leur donne libre cours. La sensibilité ne craint pas de se manifester par un aimable consentement à la galanterie, mais aussi par des « transports » qui préfigurent ceux du Romantisme. Avec, de part et d'autre, une propension à analyser ses sentiments, à peindre sa passion dans une langue toute de naturel, de spontanéité, de justesse dans les termes – comme si la langue du siècle, affinée dans les salons, était à présent la plus apte à faire valoir et tous les facettes de la raison, et les diapreries du sentiment amoureux.
Si bien qu'à lire des lettres d'amour du XVIIIe, et d'abord de femmes, c'est, pour nous, faire entrer esprit et cœur en état de grâce.
D'Adrienne Lecouvreur au Maréchal de Saxe (Septembre 1720) : « Vous allez faire un grand voyage […] Si vous revenez avec le même empressement, quel plaisir de le satisfaire et d'avoir à vos yeux la grâce de la nouveauté ! »
De la Marquise du Châtelet au Marquis de Saint-Lambert (Mai 1748) : « je ne pense qu'à vous en ne voulant m'occuper que des raisons qui doivent m'empêcher d'y penser. […] »
« J'attends votre première lettre avec une impatience qu'elle ne remplira peut-être point. J'ai bien peur de l'attendre encore après l'avoir reçue. »
De Madame Riccoboni à Monsieur de Maillebois : « Que l'amour doit à cette heureuse découverte ! Quel trésor pour lui que ces lettres, soulagement d'un cœur et délice de l'autre ! L'on se plaît à les écrire ; et l'on jouit du plaisir que l'on sent et de celui qu'on croit procurer à un autre. »
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C'est en mai 1777, en un salon, que la Comtesse est présentée au Chevalier. Stanislas-Jean de Boufflers, qui jouit de revenus ecclésiastiques, a opté pour le métier des armes. Plus jeune que lui de onze années, Eléonore, comtesse de Sabran, est veuve avec deux enfants. Il s'en éprend d'emblée et n'a plus d'autre dessein que d'en faire la conquête et de l'épouser. Aussi, pour la revoir, la persuade-t-il de lui donner des leçons de latin. En revanche, bien qu'éprouvant de l'inclination pour le Chevalier, elle entend que leurs relations soient celles d'une amicale fraternité d'esprits, et ses lettres, pleines de réserve, le redisent à un Boufflers qui fait merveille dans les badinages d'approches, nous rappelant que nous sommes au siècle de Marivaux et de Beaumarchais.
Ce ne sont que boutades, saillies, mots à double sens, plaisanteries filigranées de traits amoureux : « Quel bonheur que ce soit ma sœur ! Quel dommage que ce ne soit que ma sœur. », « Regardez-moi comme un meuble de toutes vos chambres. » Faisant allusion aux leçons qu'il lui donne : « Il est bien doux de trouver un bon maître dans un aussi joli disciple. »
On peut s'agacer de tournures gracieuses jusqu'à la mignardise. On peut y voir l'abaissement de notre langage dans l'ordre du commerce amoureux. Quoi qu'il en soit, l'assiégeant à la constance de la vague contre le rocher, la Comtesse se défendant de se laisser séduire : « Ne m'aimez jamais que d'une amitié d'une sœur. » Avec des variantes : « aimez-moi d'un sentiment calme pur et constant, d'un sentiment que je puisse partager sans crainte », d' « un attachement fondé sur l'affection et sur une estime mutuelle. »
Mais le moyen de résister aux sollicitations de qui vous loue, vous divertit, vous instruit ? Stendhal l'aurait vu nous donner tous les signes de la « cristallisation » amoureuse. Si Boufflers se plaint de la rareté de ses lettres, le reproche, repris par l'Aimée, deviendra vite, entre eux, récurrent.
Un signe, surtout, peut faire écho au, cri de la Sylvia du Jeu de l'amour et du hasard : « Ah, je vois clair en mon cœur ! ». La Comtesse s'ennuie du Chevalier et souhaite le revoir au plus tôt. Et c'est, le 22 mai 1780, l'aveu sans ambages : « Adieu mon frère. Je vous aime de tout mon cœur, et c'est pour toute ma vie. » Aveu repris un peu plus tard : « adieu, mon frère, votre absence me fait sentir combien je vous aime. »
En novembre 1780 : « vous avez si bien fait que je ne peux plus aimer que vous. »
La suite aurait pu, aurait dû, s'apparenter à la fin des contes de fées : « Ils se marièrent, vécurent longtemps heureux et eurent beaucoup d'enfants. » Ou, plus vraisemblablement : « Le Chevalier continua de briller dans les salons, de publier avec succès contes et vers libertins, et connut maintes bonnes fortunes dont la Comtesse eut fort à pâtir. »
Cette fin-ci, commune en ce temps, eût été peu propre à nous rendre les deux protagonistes singulièrement attachants. Les circonstances, en justifiant le vers d'Aragon : « Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur », allaient assigner à ce couple une place de choix dans le mémorial amoureux.
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Textes
lettre du chevalier à la comtesse
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[octobre 1780]
Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez écrit, ne songez à aucune des règles de l'art d'écrire, ne craignez ni de vous répéter ni de manquer de suite, soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt philosophe, tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre raison, votre caractère, votre humeur, vous domineront. Vous n'avez pas besoin de me plaire, il faut m'aimer et me le prouver encore plus que me le dire ; il faut, pour notre bien commun, que vos idées passent continuellement en moi et les miennes en vous, comme de l'eau qui s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase souvent.
[…]
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LETTRE DE LA COMTESSE AU CHEVALIER
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[12 novembre 1782])
Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion : notre amour n'en a pas besoin. Il est né sans elle et il subsistera sans elle ; car ce n'est sûrement pas l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque tu m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi ; ce n'est pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie. C'est un certain je ne sais quoi qui met nos âmes à l'unisson, une certaine sympathie qui me fait penser et sentir comme toi ; car sous cette enveloppe sauvage tu caches l'esprit d'un ange et le cœur d'une femme.
[…]
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[1] Deux volumes sont parus, aux Éditions Tallandier : I Le lit bleu (1977-1785) ; II La Promesse (1786-1787).
Deux sont à paraître.
Site de Sue Carrel: : comtessedesabran-chevalierdeboufflers.com