CORRESPONDANCE COMTESSE DE SABRAN / CHEVALIER DE BOUFFLERS
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(suite)
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Devenus amants le 2 mai 1781, ni l'un ni l'autre ne voient là le début d'une simple liaison. Seul le mariage, à leurs yeux comme à ceux du monde, en ferait un engagement respectable, lui donnerait la constance, la fidélité, implicite, au sacrement.
Sauf qu'en se mariant, le Chevalier perdra ses revenus ecclésiastiques et qu'il n'est pas homme à épouser une femme plus fortunée que lui – dont les biens, au reste, reviendront à ses enfants.
L'exotisme, le « bon sauvage », sont à la mode. En acceptant, en 1785, le poste de gouverneur du Sénégal, il y acquérra considération et ressources, tout en y faisant – il est antiesclavagiste – œuvre civilisatrice.
Quelques heures de vol nous mènent au Sénégal. Il y faut, au XVIIIe, des semaines par voie de mer et vents favorables, avec tous les aléas de la navigation maritime.
Les deux amants se sont promis de s'écrire chaque jour, et ils tinrent parole ; mais leurs lettres doivent s'entasser avant qu'un navire faisant route vers la France ou le Sénégal, ne les conduise à leur destinataire – ou ne les égare !
Le jeune amour aspire, contre toute sagesse, à la présence continue de l'être aimé. Quelques jours sans nouvelles de l'Autre jettent chacun des deux amants dans les alarmes ; le doute sur ses sentiments motivant les reproches d'inconstance.
L'absence allait devenir pour eux une épreuve indéfinie, surtout peut-être pour la Comtesse, privée de repères ethniques, géographiques, dans une contrée où tout est à craindre.
De quoi se sentir divisé, amputé du meilleur de soi, et se mouvoir en un perpétuel porte-à-faux. La tête se tournant en pensée pour prendre l'Autre à témoin – et interroger : « Que fait-il, à cette heure ? A-t-il aussi hâte que moi de nous retrouver ? » ; « Avec qui est-elle ? N'a-t-elle que moi à la pensée, au cœur ? Qui retrouverai-je, après tant de temps ? » Le mutisme obstiné de l'Autre nourrissant le soupçon, insinuant en vous des velléités d'accablement, de renoncement.
On vit dans un temps à rebours qui bride votre souffle, gauchit votre volonté de vous adonner tout entier à votre tâche. Qui vous oblige à tout instant à restaurer l'image de l'absent, de l'absente, rongée, par l'éloignement et son silence, comme la figure du Sphinx par le vent du désert.
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Que d'hommes, de femmes, que nous tenons pour communs, n'auront pas rencontré les circonstances qui leur eussent permis de donner leur mesure en fait de courage, d'abnégation et de toute vertu apanage de l'humain !
Le Chevalier aurait pu demeurer un militaire de salon, brillant trousseur de vers galants. Nommé gouverneur d'une possession soumise au colonialisme, rançonnée par une « Compagnie du Sénégal » semblable à celles que dénonça Gide, en 1936, dans Voyage au Congo, il va y déployer, avec humanité, des dons d'organisateur, architecte, bâtisseur, planteur, hygiéniste, qu'il ne se connaissait sans doute pas.
Ses lettres nous le montrent, mû par des idées généreuses, s'épuisant à lutter – en vain – contre l'apathie, l'incurie, le manque de moyens, et cédant parfois « à ce chagrin intérieur », à cette humiliation secrète qu'inspire le zèle contrarié. Il n'entend que « plaintes, dépositions, accusations, confrontations, procès-verbaux, etc., etc., … » De là, « chagrin, ennui, impatience, défiance des autres et de moi-même, obligation de dissimuler ». Aussi, lui faut-il « penser et pourvoir à tout sans moyens, sans argent, sans marchandises et trouvant à chaque pas des obstacles dans la mauvaise volonté des gens […] »
On admire donc qu'il relate, pour la femme aimée, ses déboires avec humour ; que quelques lignes d'espoir, d'optimisme, des comparaisons piquantes, visent à atténuer « [ses] lamentations répétées de mille manières » : « Et pour être heureux dans tout il ne me manque que toi : je ressemble aux palmiers d'ici qui ne fleurissent qu'auprès de leurs femmes. »
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Les lettres de la Comtesse à l'Absent s'efforcent de le tenir au courant, au jour le jour, de sa santé , des visites qu'elle fait ou reçoit, des nouvelles qu'elle apprend, dérivatifs à la solitude à laquelle il l'a condamnée – et le ton se fait alors parfois aigre-doux.
Elle peut bien déplorer de n'avoir son talent d'écrivain : « Tout mon désespoir mon pauvre ami, c'est de ne trouver que des expressions communes pour te rendre un sentiment si peu ordinaire », ses lettres, souvent écrites d'un trait, ne sont pas inférieures aux siennes en finesse d'observation, en vivacité, en acuité dans l'introspection, dans la formulation des sentiments. Et le lecteur d'aujourd'hui de retrouver avec la langue d'un siècle dépourvue de ce qui pouvait la corrompre – épithètes, fioritures –, un style si découplé que s'y filigrane la course d'un pur-sang, et où néanmoins la maxime est sous-jacente. Ce rare plaisir d'esprit, oublié depuis des lustres, se doublant de celui de rencontrer, en chaque lettre, sans cesse renouvelées, les bigarrures du sentiment amoureux.
Qu'on lise les lettres de la Comtesse du 28 avril 1787[1] (Tome II de l'édition Sue Carrel, pp.302-306), et l'on verra s'exprimer tous les états d'âme d'une amoureuse sans nouvelles de l'Aimé, à qui la sœur de celui-ci apprend qu'elle en a reçues. Puis ses réactions quand, le lendemain, lui parviennent enfin les lettres du Chevalier.
Qu'on lise cette autre lettre d'anthologie, du 12 novembre 1787[2] (Tome II, pp.537-538) où elle lui relate comment elle prend connaissance des paquets de ses missives, quand ils lui parviennent. On reste confondu d'une telle véracité des comportements, d'une telle maîtrise dans la propriété des termes.
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Le lecteur de ce temps s'étonnera que, dans cette ardente cantate à deux voix, on se montre si chaste. Quoi ? Nulle évocation, chez l'amant, du corps de l'Aimée ? Nulle allusion aux fastes charnels passés, espérés ? Le siècle le veut, qui est aussi celui de Restif et du marquis de Sade.
Le désir, chez la Comtesse, ne s'exprimera que par litotes, mais si savoureuses. Après la lecture des lettres du Chevalier, elle lui dit (20 juillet 1786, Tome II, pp.132-133) être « si agitée à ton sujet que mes pauvres organes me refusent leur service, en dépit de tous les petits esprits que tu as si bien réveillés qu'ils n'entendent plus aucune raison et qu'ils ne voudraient faire autre chose que de songer et resonger à toi. »
Ou, le 30 décembre 1786, (Tome II, p.282) « Bonsoir mon ami. Je vais me coucher dans le grand lit bleu où ton idée se promène, ainsi que cent mille petits atomes qui ont tous plus d'esprit les uns que les autres. »
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L'absence, en amour, est pierre de touche. On l'a dit : ou elle rend plus intenses les attachements, ou elle les distend et les éteint.
« J'attends ton arrivée pour commencer à vivre », lui a-t-elle écrit. Non sans avoir fait retour sur elle-même, jugeant « ridicules et déplacés » ses caprices, scènes et reproches, accès de jalousie… « En tout, mon enfant, je crois que tu me trouveras bien changée. » (8 mai 1787) Je vois pour la première fois en réalité toutes les chimères que je m'étais faite toute ma vie sur le bonheur. » (23 août 1787)
Le Chevalier était parti animé de desseins généreux. Il revient d'Afrique doux-amer. « La colonie est rétablie, rebâtie, ressuscitée par mes soins et presque à mes dépens. […], mon hôpital devient le modèle des hôpitaux ». Pourtant, il constate qu'on lui en sait peu gré, « parce que j'ai trop examiné les détails, trop combattu les abus […], trop confondu les fripons avérés et trop inquiété les mal intentionnés. »
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N'importe : après ce second séjour, les voilà enfin réunis – et l'on sait bien que les contes de fées ne nous retiennent que dans la mesure où les deux héros eurent des épreuves à surmonter et y parvinrent.
Plus rien ne semble donc s'opposer à leur mariage et à un bonheur chèrement acquis. Sauf que le malheur des temps va s'abattre sur leur couple parmi tant d'autres.
C'est un véritable séisme qui attend la noblesse, dont elle sortira dispersée, décimée, ruinée. Troubles et violences contraignant l'altruiste Boufflers, devenu député aux Etats Généraux, à s'exiler en 1791 avec sa compagne.
Ils se marieront à Breslau en 1797, avant de partir pour la Pologne où les attend une « colonie » à mettre en valeur. Suivront des années de labeur et de privations avant que Bonaparte autorise le couple – ruiné – à rentrer en France.
Tous deux, avant tant de revers, de souffrances (le gendre de la Comtesse fut guillotiné), avaient gagné notre cœur. Leur dignité dans l'adversité allait nous montrer de quelle étoffe ils étaient faits.
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Textes (Annexes)
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lettre du chevalier à la comtesse
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[ Il est en Afrique. Avant son départ, elle lui a préparé des feuilles numérotées qui doivent servir à leur correspondance.]
[17 janvier 1787]
Enfin, ma chère enfant, je commence à me servir de ces feuilles, arrangées avec un soin que tu n'as jamais pris que pour moi. En ouvrant ce joli portefeuille vert, en feuilletant cette masse de cahiers, en admirant toutes ces pages numérotées comme les papiers d'un homme d'État, je me suis attendri pour toi. J'ai oublié mon âge et mes défauts, et je me suis dit : " Il est pourtant vrai qu'elle m'aime et sans doute qu'elle souffre d'une absence dont mon esprit ne voit encore que le commencement. " Ce volume énorme à remplir est lui-même un indice d'une longue séparation. Encore s'il n'était question que d'aller jusqu'au bout pour arriver à la fin de nos peines, j'écrirais jour et nuit, et je sentirais au moins mes ennuis décroître à chaque ligne. Mais le temps n'est point comme l'espace : on ne le parcourt point du train qu'on veut, sa marche est invariable et il faut la suivre. Je sais bien qu'on s'y trompe quelquefois, mais toujours tristement, car sa vitesse apparente dans le plaisir, sa lenteur apparente dans le chagrin, sont deux reproches que nous avons droit de lui faire. Enfin, il marche, c'est toujours quelque chose. Il entraîne tout ce qui est, il amène tout ce qui sera, il est comme un joueur de gobelets qui fait toujours disparaître ce que nous voyons pour nous montrer autre chose. Ah, ma femme, qu'il te montre toujours moins jolie, s'il le faut, mais au moins toujours toi, toujours celle qui ne cesse et qui ne cessera jamais de plaire et d'aimer.
[…]
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LETTRE DE LA COMTESSE AU CHEVALIER
[28 avril 1787]
Ah ! quel charme inexprimable de voir écrit de ta main que tu m'aimes, que tu penses à moi, que tu me regrettes et que tu me plains ! Que j'avais besoin de cette consolation et de ce soutien ! Jamais la manne dans le désert n'est venue plus à propos, et je me sentais mourir. J'ai passé toute ma journée avec toi : je me suis enfermée dans ma petite bibliothèque où je lisais et je pleurais alternativement. Il n'y a aucune de tes lettres qui m'ait fait autant de plaisir que celles-ci, et je ne crois pas que j'en aie reçu qui les vaillent. Je crois te voir, t'entendre, dans les moments où ton cœur sait si bien exprimer ce qu'il sent, et où ton esprit tire parti de tous ses charmes pour plaire et pour attacher. Si je ne t'aimais pas comme une folle depuis dix ans, c'eût été fait de moi aujourd'hui : je ne me serais jamais défendue contre cet attrait irrésistible que toi seul fais connaître certainement. Tu es le plus aimable des hommes et le plus aimé ; je ne me lasserais jamais de te le dire si je ne pensais quelquefois que tu es las de l'entendre, et si les mots pouvaient rendre seulement la millième partie de ce que je sens. Tu serais attendri, j'en suis sûre, si tu pouvais lire dans mon âme et connaître tout ce que tu es pour moi, et ce que je souffre de ton absence. Le mouvement n'est pas plus nécessaire à la vie que tu l'es à mon existence, et sans cette correspondance intime qui nous fait communiquer d'un monde à l'autre, à travers un espace immense, je sens que je mourrais. Mais il faut finir ; mon cœur est si plein que je t'écrirais jusqu'à demain matin, si je n'y prenais garde. C'est une douceur inexprimable pour moi d'être bien sûre que tous mes sentiments sont partagés, et qu'au fond de l'Afrique ma pauvre androgyne ne me perd pas de vue, et désire comme moi de se réunir à ce qu'elle aime, pour son repos et son bonheur.
[…]
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LETTRE DE LA COMTESSE AU CHEVALIER
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Ce 12 [novembre 1787)
Voilà, dédommagement de toutes mes peines, consolation de toutes mes désolations, le soutien de toutes mes espérances : un gros paquet de tes lettres bien autrement pesant que le dernier. Tu ris de cet éloge, j'en suis sûre, et tu ne conçois pas comment le poids peut donner du mérite à autre chose qu'à un trésor. Tes paroles, ou plutôt tes pensées, sont d'or pour moi. Elles sont toute ma richesse : c'est par elles que je vis, et c'est pour elles, c'est-à-dire pour toi, que je veux vivre comme une vieille avare. Je contemple mon trésor et à peine osé-je y toucher. J'examine l'adresse, je regarde chacune des lettres pour savoir si tu étais bien pressé en l'écrivant, à quoi tu pensais. J'en viens au cachet, et je vois que tu ne t'es pas servi du mien ni de ma devise : cela me fait une sorte de peine. Je tremble, je n'ose le rompre : je crains de troubler tout d'un coup le plaisir que je ressens par la vue de quelque mauvaise nouvelle. Le cœur me bat et je finis par céder, dans la crainte que quelque importun n'arrive et me prive trop longtemps de satisfaire ma curiosité. Le paquet ouvert, je commence par la dernière lettre, comme la date la plus fraîche Je crois lire, mais je ne lis pas, tant je suis troublée ; mes yeux se remplissent de pleurs, et le paquet sur mes genoux est arrosé de mes larmes. Chaque page est baisée séparément, mais je les lis avec la même peur et les mêmes précautions qu'on touche un rasoir ou quelque autre arme dont on craint la blessure. Il me faut plus de vingt-quatre heures pour savoir ce qu'elles contiennent, jusqu'à ce que la première agitation soit un peu calmée, et j'éprouve successivement des sentiments différents, selon les différentes positions où tu t'es trouvé ; et quand je te vois accablé et souffrant, je retourne bien vite la page pour voir si tu es encore de même le lendemain.
[…]