Correspondance Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers (fin)
**
Le Chevalier avait peu de goût pour la Cour. Alors même que Mme de Sabran était reçue par la Reine, elle écrivait, du grand monde : « il n'est pas plus fait pour moi que je ne suis faite pour lui. » Racée, cultivée, elle s'enthousiasme pour la vie agreste, communie avec « l'âme de la nature. » Pressentant le péril qui menace sa classe, et envisageant la ruine , elle a ces mots : « je donnerais bien encore tout ce que je possède pour vivre, vieillir et mourir avec toi ! » ; « Qu'il est facile de se passer de tout quand on possède tout ! » Et de se réjouir à la pensée de vivre dans une chaumière.
Cependant que des difficultés matérielles extrêmes ne sauraient abattre le courage d'un homme qui fut, des années, affronté au manque de moyens, à des dangers multiples, des maux divers, et qui aspire à une modeste retraite où vivre ensemble.
Leur vœu commun sera exaucé. En 1803, ils achètent une maison près de Saint-Germain-en-Laye, avec « un assez grand jardin fruitier et potager. » Où vivre de peu, en philosophes.
Aussi faut-il laisser le dernier mot à la Comtesse écrivant au Chevalier après avoir lu ses lettres : « je n'ai plus aucun doute que nous ayons été faits l'un pour l'autre de toute éternité. »
*
Mais, pour nous, que de motifs de mélancolie, la dernière page tournée ! Nous quittons une langue suprêmement policée, à son apogée, qui, par sa concision expressive, affine, cisèle tout ce qu'elle évoque, paysages, caractères, sentiments, toujours « sans rien qui pèse ou qui pose », pour un langage – le nôtre – même dit « littéraire », plus ou moins abâtardi, aveuli, riche en scories, le minéral livré avec sa gangue, quand les écrits du XVIIIe semblent d'orfèvres. Nous quittons une langue où les chatoiements d'un esprit vif et délié, transcendent sa nature de prose. La congruité des termes, le dépouillement de l'expression la rendant incisive, l'élégance du cœur de surcroît.
Avec le mot Fin, nous avons rencontré l'un des plus beaux fleurons d'un genre littéraire à présent disparu : la correspondance entre deux êtres « de qualité ». Et la littérature s'honore de compter maints échanges épistolaires de personnalités de premier plan, au point qu'aujourd'hui la correspondance d'un Voltaire, d'un Balzac, d'un Stendhal, d'un Baudelaire…, ont intégré leur œuvre. Certains s'y montrent à leur avantage ? Mais où mieux découvrir l'homme intime, au débotté, le créateur aux prises avec son labeur ? Il n'y a plus, il n'y aura plus de ces dialogues entre un Valéry, un Louïys, un Gide, sur le ton de la confidence, où passaient, avec les figurants évoqués, toute une époque littéraire, artistique ; toute une civilisation.
Il n'y aura pas davantage de correspondances amoureuses dont certaines – telle celle entre Héloïse et Abélard – ont traversé les siècle. Leur lecture, par nous, ressortit au voyeurisme ? Qui admire un auteur est heureux de constater que l'amoureux, l'amant qu'il fut, apportait, dans l'amour, les vertus dont nous créditons l'écrivain. Qu'il avait, dans l'expression de ses sentiments, la même « grâce d'écrire » que dans ses ouvrages. Qui n'a lu les lettres de Valéry aux femmes qu'il aima, n'a de lui qu'une image mutilée, dépréciative.
*
Il ne manque pas de correspondances amoureuses réduites, pour la postérité, à un monologue, soit qu'un seul des deux protagonistes ait eu du talent. Soit que l'autre voix ne nous soit parvenue.
Que répondait Gabrielle d'Estrée aux missives d'Henri IV ? Le marquis de Sévigné à Ninon de Lenclos ? Sophie Volland à Diderot ? La comtesse de Castellane à Chateaubriand ?
Par chance, ici, les deux voix sont d'égale qualité. Nous savions le Chevalier, ami de Voltaire, aussi habile versificateur que brillant causeur. La Comtesse était cultivée, encline à l'étude, « sensible », bien-disante. Ayant d'abord accueilli l'amour avec réticence, on la voit peu à peu lui faire sa soumission avec les accents d'humilité, d'ardeur, d'une jeune fille découvrant la passion. On la voit, par amour, résigner ses défauts, faire amende honorable, rendre pleine justice à l'homme aimé, se montrer non moins équanime que lui dans l'adversité. Tous deux faisant figure de couple exemplaire en un milieu où les liaisons successives étaient de règle.
Réalistes, nous tenons que l'amour durable, constant de part et d'autre, relève de la fable, les romanciers se gardant bien de dire ce qu'il advint de l'amour de leurs héros enfin réunis et tous obstacles aplanis. Et nul doute que les absences, les traverses, le malheur des temps, ne cessèrent d'affermir, de légitimer, l'amour du Chevalier et de la Comtesse.
Mais il faut aussi se demander quelle part y prit le dialogue rendu nécessaire par les séparations. Je doute que, vivant côte à côte en permanence, chacun ait fait l'effort de… s'élucider pour l'autre ; de cerner au plus près ses sentiments ; de les exprimer dans une forme supportant des relectures multiples, jamais lassées. Il y faut des loisirs, une qualité d'âme et d'esprit, une maîtrise de la langue, que nous n'avons plus. Pourtant, je croirais volontiers Marina Tsvétaïevas, quand elle écrit à Rilke : « L'amour vit de mots et meurt d'actes. »
*
Pour s'en tenir au XVIIIe siècle, que de couples véritables connurent les épreuves de la Révolution, de la Terreur, de l'exil, qui n'ont pas même laissé un nom dans les Lettres, faute que leur correspondance ait eu la tenue du dialogue Sabran–Boufflers… Encore celui-ci nous était-il parvenu lacunaire, entaché de fautes de lecture des éditeurs.
Il faut donc tenir pour un miracle, qu'une universitaire américaine, Sue Carrell*, se soit tôt éprise de ce couple et ait consacré la majeure partie de sa vie, à combler les manques de la correspondance, à en rétablir la version originale, et, par l'appareil critique renouvelé, à nous le rendre vivant et proche, jusqu'à nous faire partager son empathie pour lui.
C'était, pour elle, connaître les émois de l'archéologue mettant au jour et ajustant les fragments manquants d'une statue de couple égyptien ou étrusque.
C'est, pour nous, accroître notre imaginaire d'un double destin propre à illustrer le vers de Paul Eluard : « Rien ne vaut le malheur d'aimer. »
*
*
*
______________________
* Site : comtessedesabran-chevalierdeboufflers.com