Voilà un an (mars 2013), "LE CHÊNE DE FLAGEY" a été accroché au Musée d'Ornans et présenté au public. Acquis grâce à une souscription et un appel aux dons, ce tableau emblématique de Courbet est venu enrichir les collections de la ville natale du peintre.
Le texte ci-après est une façon de fêter cet anniversaire.
Le chêne de Flagey
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Les chênes de Tronçais, épaulés à dessein par des hêtres qui entravent leur ramification précoce, fusent, rectilignes, à trente ou quarante mètres. Le chêne de Flagey que la foudre anéantit mais qui traversera les siècles par le génie de Courbet, bas sur patte, tôt branchu, est la figure de la puissance solitaire. D'autres chênes, à distance, peuvent bien tenir conseil, il est le potentat qui, tel le « César » de Valéry, « le pied sur toute chose », proclame un « Je suis » que nul ne conteste.
Bref, résolu, opiniâtre, son tronc dissuade. De le ceindre de nos bras, d'y porter la hache. Ne serait-il pas plutôt un surgissement du minéral – monolithe que l'érosion aurait creusé, raviné, pour en rendre manifeste l'antiquité ?
Nos mains, autour de lui, ne sauraient se rejoindre, mais une poigne invisible l'étreint, qui fait jaillir en haut la membrure et, sous la prairie, un système racinaire que nous devinons à l'image inversée du branchage. Et le tronc se fait poigne agrippant, inébranlable, le sol nourricier. Qui a vu les racines de l'olivier sait qu'elles ont, pour la terre, des serres de rapace, que la sécheresse multiplie, convulse, enchevêtre. Ici, nulle trace de siccité, mais dans ce tronc, la gigantesque aspiration d'un feuillage. Laquelle, à le voir, nous gagne et nous soutire le sang par les pieds. Et c'est nous qu'on propulse dans l'espace ; nous, à qui l'on donne des bras multiples de Shiva. Nous qui rejaillissons en une nuée de grandes lentilles d'eau.
Après l'extrême contention, l'expansion de palpes innombrables augurant de l'air et du soleil – et n'est-ce pas merveille, que le bois pétré s'amincisse en souples lamelles suspendues et comme flottantes, dans un éparpillement retenu ? Que d'un tronc à jamais coi, fait de silence lignifié, naisse, de ce feuillage tramé de brise, un bruissement de rives qui fait ombre, dans le jour d'été, en parallèle avec celle, tournante, qui mouille l'herbe ?
Il est maintes façons de se faire trait d'union entre ciel et terre, et il est des arbres altiers comme le séquoia d'Amérique ; femmelin, tel le hêtre ; janséniste comme le pin maritime.
On n'imagine pas ce chêne en savane, en terrain sableux. Rustaud, pérenne, il n'est accordé qu'aux antiques terroirs, à un horizon de collines amollies de bleu où s'égrène un village auquel donner une leçon de ténacité, de maintenance, et de maintien.
L'arbre entre tous ? Quelle autre espèce s'imposerait à son égal : le cyprès sempervirens ou le peuplier d'Italie, que l'on dirait grandis d'un trait et dont la silhouette fuselée fait oublier la terre ? les grâces aériennes du bouleau ? le dénuement ordonné des résineux ? On n'atteint à pareille majesté qu'à grands ahans et une constante « difficulté d'être » qu'attestent tant de nœuds, tant de contorsions de bras qui lézardent de noir le bas des ciels d'hiver.
D'autres chênes l'escortent. Pas un ne pourrait, autant que Lui, se prévaloir de tirer, de la terre, un tel geyser figé en son épanouissement, une telle harpe éolienne. Un tel toast de verdure porté à tout venant, dans une assomption de la prairie.
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Pouvoirs du génie! La foudre eut raison du chêne de Flagey; la photographie l'eût réduit à une curiosité documentaire , à l'image des "arbres souverains" qu'on trouve en des albums et sur lesquels glisse les regards.
La toile de Courbet assure à l'arbre une postérité aussi longue qu'il y aura des hommes épris de beauté.
L'arbre, dans la peinture classique, est décor de théâtre, et Poussin excelle en ces figures de convention qui croissent dans les ateliers.
Watteau fait de lui le poétique confident des propos qui se tiennent dans les assemblées, en un parc.
Plus ou moins échevelé, il participe aux élans romantiques, et les rend manifestes. Il est, pour Nerval, "habité par un esprit". Comme l'océan, il n'est de sentiment qu'on ne puisse lui prêter.
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Vint Courbet qui, comme Flaubert, avait "l'amour de la contemplation", et qui tenait en bride l'imagination pour s'attacher à l'écriture (picturale) du réel.
Aucune individualité ne semble s'interposer entre son chêne et nous; aucune transposition qui le chargerait d'un message implicite.
Par son effacement apparent, l'artiste fait confiance au sujet représenté pour qu'il s'impose à nous et prenne place dans notre "musée imaginaire".
Détaché de tout second, de tout arrière-plan, et comme la proue du règne végétal, voici l'Arbre en majesté, puissance brute, solitaire, un fourmillement de ciselures faisant, du feuillage, une gigantesque éponge alvéolée d'air. Le tronc reliant la terre massive au libre espace ç l'infini délié.
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Présence! Non plus lointaine, conventionnelle et chargée d'intentions, mais celle de l'Arbre-en-soi, immédiate et qui nous intime silence de sa seule réalité singulière.
Ah!, je crois entendre l'artiste en donateur invisible, dans la marge, nous dire: "N'est-ce pas, que le génie est une longue patience?"
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