MAIGRE IMORTALITE (3)
Proust, dans Le Temps retrouvé, observe : « La vanité de la littérature de notations, d'un art soi-disant "vécu" est telle qu'on se demande où celui qui s'y livre trouve l'étincelle joyeuse et motrice capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne. »
Une remarque que l'on se fait, à lire tant d'ouvrages écrits sans nécessité intérieure. Ce qui ne viendrait à l'esprit devant l'héroïque entreprise d'À la Recherche du Temps perdu.
C'est en foule que, par le monde, les meilleurs lecteurs se rendent, se rendront en pèlerinage dans la Basilique aux multiples absidioles que Proust édifia.
Ainsi qu'en foule on se presse aux expositions des Impressionnistes, mû par la nostalgie d'un monde originel, comme jamais entrevu ; en quête de ces « vrais paradis » dont l'auteur nous dit qu'ils sont ceux « qu'on a perdus ». En quête d'un temps évanoui, retrouvé, grâce à une « mémoire affective » qui n'a de rapports avec la mémoire volontaire.
Nous n'avons plus le loisir de contempler, pas même de voir. Chaque page de La Recherche est une nasse aux mailles imperceptibles que l'on vient de retirer, luisante, grouillante d'images, de métaphores qui « donnent à voir ». Proust interposant, entre le réel et nous, loupe, microscope, et nous entraînant dans un labyrinthe de sensations en volute, soumis à modulations, qui d'abord semble inextricable, mais qu'un subtil fil d'Ariane nous permet de traverser jusqu'à déboucher sur une vérité qu'enferme une formule mémorable, illuminante.
Traversées les apparences, et retirée la taie que nous avions sur les yeux, se révèle un monde où fourmillent les analogies, les connexions et les alliances que la raison avait dissociées ou travesties – nous rendant l'unité sensorielle, et comme extatique, du réel, dans son ampleur et sa minutie.
Et quelle n'est pas notre émotion à découvrir que nos sens ont gagné en étendue, en acuité, en pouvoir de discrimination ! Que nous sortons, de notre lecture, ondoyé comme nouveau-né, mieux armé pour l'introspection, enclin à déceler la merveille sous la banalité, accru dans notre vie affective, sensorielle …
À peine celui qui a « le goût du monde féminin » peut-il regretter que la nature de l'Auteur n'ait pas permis au Narrateur de nous donner, avec le même bonheur d'expression, une évocation plus authentiquement « vécue » des relations charnelles avec les femmes aimées.
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« Tiendriez-vous les romans de Malraux, de Camus, pour sans avenir ? »
Nullement ; mais ne faudrait-il pas le génie de leurs auteurs pour en parler décemment ?
Contrairement aux romanciers qui ne quittent leur bureau, Malraux « donne à voir », par expérience. La description de la forêt tropicale quand l'abordent Claude et Perken dans La Voie royale est de qui a connu les lieux. Et les phrases touffues, surchargées d'images, restituent cet univers végétal où l'homme se dissout.
« Quel acte [y] aurait de sens ? »
Malraux n'a pas attendu Sartre pour dénoncer l'absurdité du monde. Ce qui va le conduire à la refuser par une action qui est quête de soi, tentative pour se dépasser. Que ce soit en Indochine, en Espagne, en France occupée, il se sera engagé dans l'Histoire en train de se faire ; ce qui vaut bien l'engagement, la littérature « engagée », élaborés entre la rue Bonaparte et le Café de Flore, au terme d'Une si douce Occupation.
Malraux, lui, cherchera, et jusque dans Le Musée imaginaire, cet « anti-destin » toutes les modalités « de la force et de l'honneur d'être homme ».
Si, dans les siècles futurs, l'esprit a survécu à la « Crise » que Valéry annonçait, il se trouvera des lecteurs pour goûter cette écriture dense, fiévreuse, abrupte, elliptique ; cette composition par séquences, le fil conducteur sous-jacent, qui permit à l'auteur de tirer de son roman L'Espoir, le film magistral que l'on sait.
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Nous savons, par Madame de Beauvoir, que Sartre urina sur la tombe de Chateaubriand. Je vois, dans ce geste puéril, celui d'une âme basse assez accordée à la muflerie de l'amant envers les maîtresses « contingentes » que lui fournissait sa compagne ; aux basses attaques du couple envers Camus.
Les génies ont le pouvoir d'indisposer les médiocres. Quel florilège on ferait des jugements de ceux-ci sur Balzac, Hugo, Baudelaire … « Je dénonce l'emphase, l' "illusion lyrique", les inexactitudes esthétiques, de Malraux. Je lui suis donc supérieur » . Malraux ? « Un Bossuet verbomane et trotskysant ». On imagine la satisfaction de l'obscur folliculaire d'avoir si bien « réduit » Malraux, à la façon des Jivaros.
À quoi répond Georges Mounin, en 1946 : « Sur le chemin de Sartre, le Malraux de 1939 était déjà plus loin que Sartre aujourd'hui. »
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Oublier Camus ? Le Camus lyrique de L'Exil et le Royaume et de Noces, qui aurait pu dire, comme Bernanos : « Quand je serai mort, dîtes au doux royaume de la terre que je l'aimais plus que je n'ai su dire. » Oublier le chantre du soleil, de la mer, et de tout ce qui réjouit, épanouit nos sens ?
L'avenir aura grand besoin de ce Camus-là, comme il aura besoin du Camus fraternel, solidaire, appelant à la révolte collective, afin de « créer du bonheur pour lutter contre l'univers du malheur ». De l'artiste qui fut, toute sa vie, mû par une exigence de justice et de liberté, servi, au surplus, par des styles qui, toujours respectent le lecteur – du style dionysiaque des premiers ouvrages, exaltant la communion des hommes entre eux et avec la nature ; de « l'écriture blanche » de L'Étranger, jusqu'au style classique de la fin qui lui valut le reproche de trop bien écrire. Ce qui est oublier le mot de Proust : « en littérature, seul le beau, le musical, est juste, vrai. »
Camus eut, bien sûr, ses détracteurs, ses ennemis. Et le dénigrement tenace pour l'auteur de L'Homme révolté se trouve attesté par « Les Temps modernes » et les Mémoires de Mme de Beauvoir. Comment le Couple aurait-il pu pardonner à Camus d'être authentique, lui ? Qu'il s'agisse de Résistance, de dénonciation du marxisme, de toute une vie de dignité, il ne pouvait être que la mauvaise conscience de Sartre.
(Que ses mânes, seraient-elles encore meurtries de tant de coups reçus, se rassérènent : les yeux s'ouvrent.)