SEXES ET GENRE
*
I
*
Qui a lu les pétulantes, caracolantes, Lettres à Sophie Volland n'ignore pas que Diderot avait, à un haut degré, « le goût du monde féminin ». Mais la lecture de ses pages « Sur les femmes » me le confirme, d'où j'extrais ces lignes qui furent si vraies en des nations « civilisées » ; qui le demeurent en tous pays où prévaut, omnipotente, la loi de l'homme.
« La soumission à un maître qui lui déplaît est pour elle un supplice. J'ai vu une femme honnête frissonner d'horreur à l'approche de son époux, je l'ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mouront sans avoir éprouvé l'extrême de la volupté.
[…] Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si délicat, et la source en est si éloignée, qu'il n'est pas extraordinaire qu'elle ne vienne point ou qu'elle s'égare.
[…] Quand elles ont du génie, je leur en crois l'empreinte plus originale qu'en nous. »
Que pèse, dans les pays soumis au patriarcat, le paralogisme qui ouvre Le Deuxième Sexe de Mme de Beauvoir, grande bourgeoise aux vastes loisirs, à l'abri du besoin, qui put refuser l'enfant ? Même, pourrait-on lui objecter, quand votre vie doit se gaspiller, jour après jour, en besognes diverses ? Et que l'on doit vivre parmi les cris, exigences, braillements ; soumise à la condescendance, au mépris du maître, à son pouvoir de répudiation ; à la polygamie ancestrale ? Parfois, de l'adolescence à la vieillesse, ne voyant, de la Création, de ses saisons, que ce qu'en laisse paraître l'étroit ajour de votre voile-camisole ?
On devient femme, vraiment, sous la férule d'un père, de ses fils, puis d'un homme que vous n'avez pas choisi – et de sa mère despotique et rapace qui n'hésitera pas à provoquer votre mort dans l'espoir d'une nouvelle dot ?
– Vous seriez devenue femme, Madame de Beauvoir, si mariée encore adolescente, vous sauviez été mère, à dix-sept ans, de quatre enfants ?
La jeune fiancée, que je vois sourire en ce documentaire, se conforme à l'usage : elle paraît heureuse. Sauf qu'elle n'épouse pas celui qu'elle aime. Et qu'elle a, au cœur, l'effroi, le navrement, des « filles de condition » qu'on destinait au couvent. Ne la plaignons pas : outre la servitude à vie, elle aura la glorieuse faveur d'être le réceptacle séminal de son « seigneur ».
****
*
On est devenue femme quand on adhère si étroitement à sa peau, qu'on la savoure sous toute caresse, et que jamais ne vous vient le regret de n'appartenir à l'autre sexe ; ce qui vous conduit à affirmer, avec contentement : « Ma peau me va comme un gant ! » – un propos qui détonnerait, chez l'auteur de Tout Compte fait, en dépit de sa réussite sociale.
On est devenue femme quand on adhère si étroitement à sa peau, qu'on la savoure sous toute caresse, et que jamais ne vous vient le regret de n'appartenir à l'autre sexe ; ce qui vous conduit à affirmer, avec contentement : « Ma peau me va comme un gant ! » – un propos qui détonnerait, chez l'auteur de Tout Compte fait, en dépit de sa réussite sociale.
C'est qu'il faut pour être une femme (« ravie, ruisselante, épanouie sous la pluie, Barbara. ») de telles ressources sensorielles, viscérales, que les posséder vous conduit à vous préférer à l'homme, quitte à devoir supporter les multiples sujétions attachées à votre « genre ».
*
II
*
C'est à profusion que chaque jour, pour perpétuer et étendre la vie, la Nature doit produire. Il lui arrive de balancer sur la forme, l'organisation de ses créatures, voire de se fourvoyer. Et c'est ainsi que se rencontrent une sensibilité toute féminine en un corps masculin ; des aspirations d'homme dans un corps féminin, ce qui fait, de certaines filles, des « garçons manqués ».
Des êtres composent avec ces inadvertances, ces bévues. D'autres souffrent de ce divorce entre apparence et identité vécue, au point de demander à la chirurgie de rétablir la cohérence, l'unité, entre le moi profond et l'aspect.
De même voit-on des hommes, des femmes, que leur affectivité, leurs pulsions, portent vers leurs semblables, pour des unions longtemps considérées « contre nature ».
Cela n'appelle de jugements, moins encore d'exclusion. Il reste que le prosélytisme pour un troisième sexe, n'est de mise dans la prime éducation, quand se prononcent, se façonnent, les identités sexuelles.
*
J'ai rencontré des femmes qui épousaient mal leur conformation. J'en ai rencontré qui – amours, activités, situation en ce monde –, occupaient au plus près leur peau.
Des femmes reprendraient le cri de l'Antigone d'Anouilh : « Ai-je assez pleuré d'être une fille ! » ? Plus nombreuses sont celles qui se tiennent pour satisfaites d'avoir un corps, un maintien, une démarche, qui vous assurent une fluidité de gestes refusée à l'homme, tous vos mouvements se fondant, s'annulant sans scories. Avec, néanmoins, un sillage pour escorte ; la grâce s'alliant à la nécessité. A quoi s'ajoute un timbre de voix qui dit l'enfance non révoquée.
*
On devient femme quand on le peut, en conquérant son indépendance, en récusant le statut d'objet pour celui de personne, de sujette qui fait droit à ses dons. Mais parvenir à son autonomie ne saurait être une fin en soi. Une carrière, une activité créatrice, suffiraient à combler une femme ?
On connaît le mot amer de Mme de Staël pour qui la gloire était « le deuil éclatant du bonheur. » Car bonheur est un mot de femme. Cause, pour elles, de tant de déboires et de malheurs, mais un mot qui implique amour durable et descendance en manière de perpétuation. Afin de ne pas terminer la chronique de sa vie par les mots désabusés de Mme de Beauvoir, encore ne savait-elle à quel degré, et quelle interprétation qu'elle ait pu en donner, à posteriori : « J'ai été flouée ».
Et si on ne devenait pleinement femme que dans l'altérité ? L'homme, s'il est de bonne race, attendant de celles qu'il fait femmes, qu'elles le fassent en retour homme accompli. « Give me a reason to be a man ».
Car elles sont notre miroir. Maurice Sachs – homosexuel – voyait en elles une psyché redoutable « où nous tenons entier, qui prend notre mesure. » De là tant de misogynies, tues ou déclarées, envers celles qu'on voit mentalement raturer, en société, vos conduites et hâbleries.