VARIATIONS SUR MAILLOL
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La femme, vêtue ou non est, avec la Nature, l'un des thèmes majeurs de l'art classique.
Le goût du monde féminin dont Baudelaire dit qu'il « fait les génies supérieurs », n'implique pas seulement celui des plaisirs et voluptés que l'homme peut attendre d'un commerce érotique ; il est, pour l'artiste, l'assurance de trouver en la femme une composition de volumes et de lignes sans équivalent dans l'entière Création, qu'ils soient au repos ou que les postures les multiplient à l'infini.
Rassemblées, les figurations du corps féminin d'un Musée imaginaire montreraient la courbe à l'œuvre dans son intarissable fécondité, fût-elle morcelée ou masquée par le vêtement.
Des créateurs firent, du nu, un sujet occasionnel de leur art ; d'autres, son motif prédominant, voire exclusif, et ce, jusque dans leur grand âge – la stricte concupiscence n'intervenant plus. Part faite à la nostalgie, les animait la vue d'une conformation aux harmonies ramassées, aspergées, fondues en un seul accord – qu'il leur fallait sauver.
Il reste à l'amateur qui partage leur goût de ce monde, mais ne sait dessiner, peindre, sculpter, d'étancher une soif au vrai, inextinguible, par la contemplation des témoignages plastiques qui nous sont parvenus, avec une prédilection pour les œuvres qui nous rendent la femme si proche, que notre sens du toucher en est alerté.
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En apparence, pas une représentation de celle-ci qui soit plus conforme au modèle que la statue. Pas une, pourtant, qui nous laisse, comme elle, à distance, fût-elle l'exacte réplique de la femme qui posa.
Créature harmonieuse raidie en des contours immuables, vouée à la fixité, on en fait le tour sans oublier qu'elle est de pierre ou de bronze ; qu'elle pèse en conséquence ; qu'aucune femme n'a de contours aussi délimités qu'un fût d'arbre ou un éperon rocheux.
Ceux des baigneuses, des odalisques d'Ingres sont incisifs, péremptoires ? Une anatomie s'impose à nous, jusque dans les libertés que prend le peintre avec le réel ?
Mais ses créatures ont-elles un envers, un arrière-fond ? Inaccessibles, excluant l'homme, elles font de nous un voyeur qui aurait accès à un gynécée.
Renoir, du moins… Sauf que les contours de ses baigneuses se dissolvent à demi dans le plein air de l'été ; qu'ils vibrent dans la touffeur, onctueux, évanescents.
Solitaires ou en scène, entre semblables, adoratrices du dieu soleil, elles sont partie intégrante d'un paysage d'Arcadie. « Ordre et beauté, luxe, calme et volupté » d'être jeunes, belles et vivantes… À cela près que leurs courbes tendent vers une surabondance qui leur fera perdre leurs vertus.
La Femme dans les vagues, de Courbet, en revanche, n'est plus une figurante ou une comparse dans une scène biblique, exotique, ou mythologique, mais femme bien réelle jusque dans sa pilosité – quand les créatures de la peinture classique sont poncées ainsi que, par essence, les odalisques et les nymphes.
Chez Courbet, notre paume rencontre, à leur degré exact, la fermeté des seins, la résistance des contours. Créatures de chair, des bas blancs, un chien, un perroquet, suffisent à les érotiser. (Aussi n'est-on pas surpris de voir le peintre rendre, à L'Origine du monde, par un tableau chaste à force de réalisme, l'hommage qu'elle méritait.)
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Maillol aime la femme. Il dit à Henri Frère (Conversation de Maillol) : « Des cuisses de femme assise, c'est tellement mystérieux ! Mais des jambes debout, c'est le diable ! »
Devant ses fusains, ses sanguines, comme devant ceux d'un Watteau, nos mains nous quittent. Ces contours, ces galbes, qui semblent polennisés, les appellent. L'intime et l'infini féminins affleurent en ces lignes prodigues en suavités.
La sculpture fige, éternise la femme, prisonnière de ses formes – et asexuée. Mais c'est un instant d'une durée humaine qu'a fixé une étude préparatoire. Le modèle va s'animer, s'ébattre pour de nouvelles harmonies dont nous pouvons augurer la diversité dans la cohérence.
Des sculptures, s'élève la fière affirmation : « Je suis belle, ô mortels … » qui est, pour nous, une fin de non-recevoir. Des figures de Maillol, pourtant en deux dimensions, émane une prière : « Femme je suis, qui attend de l'homme qu'il me confirme, par son toucher, dans ma saveur d'être, pour mes délices et pour les siennes.
« Femme je suis, solaire mais si ombreuse… Qu'il m'ouvre et me déplie, et il aura accès à mes arcanes. Sculptée, je ne suis plus promesse. C'est telle que me représentent le crayon, le fusain, la craie blanche, que, de dos, de face, assise, étendue, je suis fluide perspective charnelle où s'engager ; pulpe de… sanguine que suggèrent mes contours. »
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Maillol sculpteur vise au monumental. Voici La Femme, plénière, immémoriale, que l'équilibre de ses formes sauve de la massivité. Chaque statue étant la synthèse, l'épanouissement de multiples ébauches. Mais celles-ci sont chargées, par l'artiste, d'une telle féminité, d'une telle vénusté, qu'elles atteignent, n'importe le format, à la plénitude des promesses que, dans nos fantasmes, nous pouvons espérer d'une mortelle à qui dire, comme le poète : « Mon enfant, ma sœur … »
« Des cuisses de femme assise, c'est tellement mystérieux »… S'en était-on avisé ? Le dire de cuisses d'homme n'aurait de sens, serait démenti par la réalité. Qu'elles soient de femme assise ou debout, ses cuisses sont spontanément jointes, ainsi que les ailes d'un papillon qui s'est posé. Ainsi d'un pavot à deux longs pétales qui se serait clos pour la nuit.
Qu'enferment-elles, qu'éteignent-elles donc de si « mystérieux » ? Ce terme impliquant on ne sait quoi de retiré, d'indéchiffrable, digne peut-être de révérence comme la cella d'un temple ; d'un autre ordre, assurément, que le visible, le commun. Une part, probablement de ce for intérieur qui nous rend l'Autre impénétrable en ses tréfonds – à cela près que nul ne penserait à situer là, en tout ou partie, la part « mystérieuse » de l'homme.
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Les femmes vénales ouvrent leurs cuisses sans états d'âme ; leur quant-à-soi, qui les fait spectatrices de nos ébats, s'étant dissocié du corps. En revanche, pour une femme qui se tient pour « honnête », ouvrir les cuisses à l'homme ne saurait être sans portée.
C'est enfreindre le principe implicite ou non, selon lequel on vit genoux joints devant tout regard masculin, à croire que se tient, à la pliure, un secret, qui s'éventerait si l'on ne faisait bonne garde. Un secret, de fait, capital, existentiel, que Courbet mit au grand jour : l'Origine du Monde au cœur de la nuit primordiale.
Un Rodin, un Klimt, dans leurs dessins, un Egon Scheel dans ses peintures, exhibent à satiété, cette fausse porte, cet oeil surnuméraire, qui demeureront à jamais hors de leurs prises, le plaisir de provoquer, chez eux, se mêlant à la convoitise.
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Si les femmes de Maillol ont tant de présence, nous semblent si proches, c'est que le « mystère » que détiennent leurs cuisses nous demeure dérobé, n'importe la pose. À nous de le découvrir : ces contours n'appellent-ils pas une caresse tournante ? Ces modelés ne nous nous promettent-ils pas un accueil onctueux de femme ramassée sur sa succulence ?
Épris du féminin, c'est d'une main fervente et chaste que Maillol représente ses créatures. Lesquelles, toutes de retenue, semblent figées par l'émerveillement du regard de l'artiste : non celui d'un prédateur, mais de l'incrédule devant ce qui est.
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J'ai placé côte à côte deux reproductions : celle de La Vénus au miroir de Vélasquez, celle du Dos de Thérèse, de Maillol.
Deux dos admirables, de créatures féminissimes. Deux univers. L'un mythologique où une déesse vérifie, par l'entremise d'un angelot qui lui tend un miroir, qu'elle peut répondre par l'affirmative à la question sous-jacente chez toute jeune femme qui se mire : – « Suis-je, suis-je belle ? »
L'autre dos est d'une femme parmi d'autres ; son attitude, de qui est songeuse, « perdue dans ses pensées », selon l'expression.
Nacrés, aux contours précis, le corps, le dos de la déesse, sont foyer de regards, directs ou réfléchis : celui de l'angelot, celui de la Vénus, celui du miroir – et le nôtre qui se brise sur une créature à mille lieues d'un mortel fourvoyé dans un empyrée de convention.
Les modelés sont rendus avec une fidélité photographique, mais ils ne doivent nous faire illusion : si elle avait quelque jour commerce avec un mortel, ce serait par l'une de ces foucades qu'ont les dieux pour tromper leur ennui, et qui font jaser l'Olympe.
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La taille de Thérèse appelle le bras qui la ceindrait ; son dos, la paume plane qui en suivrait l'ondulation, étonnée que, le ploiement d'une si ferme échine la devance dans un consentement à la caresse qui se propage de la nuque à croupe.
Un dos en apparence tourné vers le dehors, mais qui infléchit le regard vers ces cuisses mi-relevées où le « mystère » se masse. À moins que celui-ci, trop à l'étroit, ne s'élève, par le sillon médian, jusqu'à la nuque, siège de l'obscur.
Que peut faire une déité aux formes parfaites, sur lesquelles les doigts glisseraient comme gouttes d'eau sur une pellicule cireuse ?
Le dos de Thérèse, lui, n'est que corpuscules tactiles prêts à s'éveiller , à s'épanouir au toucher. Une invite à le parcourir de proche en proche, quand celui de la Vénus proclame : « Bornez-vous à admirer ce que je consens à montrer. Et tenez-le vous pour dit : on ne me touche pas ! »
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En l'œuvre graphique de Maillol nombre de femmes nues debout, assises, étendues, illustrent combien le dos et la cuisse participent à un même « mystère »… Sensible est même le courant d'osmose, convexe, qui s'établit entre la nuque et l'ombre pincée qui divise la croupe.
La sculpture Dina à la natte nous enseigne l'extrême flexibilité d'un jeune dos, jusqu'à s'enclore en une ove que notre œil boucle sur soi. Aurions-nous, sans Maillol, associé un dos de femme à genoux, bras repliés, front à terre, à la Tulipe ?
Les dessins de Rodin sont érotiques, voire obscènes. Nulle impudeur chez les modèles de Maillol, mais l'exacte sensualité qui leur fait prodiguer l'harmonie à la ronde.
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* Reproduction d'un dessin de Maillol retenu pour l'affiche de l'exposition du Musée Toulouse-Latrec, à Albi (avril-juin 2014): De la ligne au volume.
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* Reproduction d'un dessin de Maillol retenu pour l'affiche de l'exposition du Musée Toulouse-Latrec, à Albi (avril-juin 2014): De la ligne au volume.