l'arbre en ses saisons
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De quelle saison ne pourrait-on dire qu'elle ressortit à un vaste, un insensible dérangement, pour ne pas parler de bouleversements, de chambardement ?
Mais, entre toutes, le printemps a de quoi surprendre et réjouir : nous n'avions, depuis des mois, que le gris, le bistre, pour animer notre âme. La terre, arable ou non, ne se laissait oublier. Et voici que l'on déploie sous nos yeux, nos pas, une invitation à la vigueur, à la vivacité.
Le vert ! Oublié, parce que terni, rissolé, il n'étanchait plus une soif qui, au demeurant, ne nous tourmentait guère. Oublié, mais qui reparaît à neuf comme ravivé d'une ondée. Omniprésent, il fait bientôt valoir une girandole de couleurs fixes ou mouvantes. Le rose, le blanc, prennent leur essor avec les flamants et les cigognes. Plus noirs sont les taureaux de Camargue de voisiner les chevaux blancs. De jour en jour, la nature est palette d'Impressionniste qui ne cesserait de s'enrichir.
La Création pourrait être monochrome. Infinis sont les coloris dont elle nous égaie ; chaque fleur rivalisant, dans sa propre famille, en nuances, en ciselures, et suprême prodigalité, épanchant son orfèvrerie, sa coloration, en odeurs qui nous sont baumes polliniques.
On comprend donc que l'homme ait célébré, par une débauche de ses lumières, l'inversion du sablier qui règle le temps de nuit et celui du jour ; qu'il ait vu, dans la printemps, la promesse d'une aise croissante dans son regard, sa respiration, la circulation de son sang, de ses humeurs.
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L'été eut ses poètes ; les Romantiques firent de l'automne un usage intempérant ; l'hiver même eut ses chantres qui voyaient en lui « la saison de l'art serein », propice à la contention, au repli sur soi. Mais le printemps !
Ce ne sont pas seulement les fontaines, les sèves, que les beaux jours délivrent, mais le Souffle, émané de la Création, qu'inspirent les versificateurs.
De là, que cette saison nous aura valu tant de « chromos » rimés – du « gentil » Rémi Belleau à Anna de Noailles, sans oublier Théophile Gautier ; tant de bimbeloteries relevant du seul pittoresque.
Pour peu qu'un poète s'avise que la rose ne dure « que du matin jusques au soir » ; que la beauté des femmes est comme elle, éphémère, et le parallèle va se trouver appelé à une longue prospérité.
Certains détestent le printemps et vous trouveront maintes raisons pour justifier leur aversion. Pour nous en tenir au seul plan littéraire, cette saison implique de telles forces telluriques ; leur champ d'action est si ample et divers, si prodigieux en puissance et en délicatesse, que la poésie qui en procède ne peut que trahir par défaut la surrection des formes, le séisme des couleurs, des sensations, le tumulte des vivats muets, auxquels nous assistons.
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textes
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie
Et s'est vêtu de broderie
De soleil luisant, clair et beau.
Charles d'Orléans (1394-1465)
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Avril l'honneur et des bois
Et des mois :
Avril la douce espérance
Des fruits qui sous le coton
Du bouton
Nourrissent la jeune enfance ;
Avril l'honneur de prés verts
Jaunes, pers,
Qui d'une humeur bigarrée
Émaillent de mille fleurs
De couleurs
Leur parure diaprée ;
[…]
C'est à ton heureux retour
Que l'amour
Soufflé à doucettes haleines
Un feu croupi et couvert
Que l'hiver
Recelait dedans nos veines.
Rémi Belleau La Bergerie (1565)
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C'est donc, Amour, par toi que les bois reverdissent,
C'est par toi que les blés des campagnes jaunissent,
C'est par toi que les prés se bigarrent de fleurs ;
Par toi le doux Printemps, suivi de la Jeunesse,
De Flore et de Zéphire, étale sa richesse
Peinte diversement de cent mille couleurs.
[…]
Philippe Desportes (1546-1606) Diane, Chant d'amour
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Premier sourire du printemps
Tandis qu'à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit malgré les averses
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement lorsque tout dort,
Il repasse des collerettes
Et cisèle les boutons d'or.
Dans le verger et dans la vigne,
Il s'en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer de frimas l'amandier.
La nature au lit se repose :
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.
Tout en composant des solfèges
Qu'aux merles il siffle à mi-voix,
Il sème aux prés les perce-neige
Et les violettes au bois.
Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l'oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d'argent du muguet.
Sous l'herbe, pour que tu la cueilles,
Il met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.
Puis, lorsque sa besogne est faite,
Et que son règne va finir,
Au seuil d'avril tournant la tête,
Il dit : « Printemps, tu peux venir ! »
Théophile Gautier (1811-1872) Émaux et camées
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« Écoute.. N'attends plus... La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants….
Demain, sur un soupir des Bontés constellées
Le printemps vient briser les fontaines scellées :
L'étonnant printemps rit, viole… On ne sait d'où
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux
Qu'une tendresse prend la terre à ses entrailles…
Les arbres regonflés et recouverts d'écailles
Chargés de tant de bras et de trop d'horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l'air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu'ils se sentent nouvelles…
N'entends-tu pas frémir ces noms aériens,
ô sourde !... Et dans l'espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l'arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs,
Portant pieusement à leurs fantasques fronts
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô Mort, et caché sous les herbes ? »
Paul Valéry, La jeune Parque