HIVER
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Le bas de la coupole céleste se serait-il crevassé ? Nullement. L'effeuillaison achevée, l'arbre nous montre son épure. Il était masse d'ombre, verte le plus souvent ; le vent s'y enchevêtrait : il ne lui oppose plus de résistance.
Son feuillage lui tenait lieu de chair. Voici, récuré, son squelette où se révèle, par ses diversions, repentirs, nodosités, quelles difficultés on eut le plus souvent à grandir. Si la mise à nu du hêtre met en valeur ce que sa membrure a de délié, de féminin, celle du chêne rend le ciel grimaçant. Elle dit une croissance à tâtons, en quête de. D'espace, de lumière ; le mot d'ordre implicite étant de s'éployer en éventail sur toute face.
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Le bois. À cela, l'arbre est réduit, qui seul importe à la plupart.
– Est-il bon à abattre ? Pour quel usage, la matière ligneuse étant si diverse, se prêtant à mille destination ? Car l'hiver nous rappelle que l'arbre est d'abord bois – à fendre, trancher, débiter, distiller … À brûler, et nous lui devons alors, en voie d'extinction, cette modalité de « l'or du temps » quand, au cœur de la nuit, la pivoine d'un feu dans l'âtre induit un climat de songerie intemporelle (sont-ce les flammes des Caravagesques ?), de poignante tendresse, dans « la fraîcheur du feu » pour reprendre l'image d'Éluard …
Feuillu, on le voyait fuser du sol et donner tous les signes de la prodigalité dispensée à la ronde. Nul tourment apparent, mais la sérénité de qui sait pouvoir subvenir à ses besoins. Une image trompeuse que l'hiver infirme. Comment ne pas voir en ces bras convulsés, en ces longs doigts effilés tendus vers le ciel, implorations, supplications, ainsi qu'en pays de famine ? À moins qu'on n'y voie l'équivalent aérien du système racinaire ; et, par les contorsions des moindres brindilles, de supputer la puissance d'aspiration de l'arbre.
À moins, encore, qu'on voie là, dressée, l'aire de réception d'un fleuve nourri et bref se jetant dans la terre. Plus justement, l'image d'un ruissellement fossile qui ferait, avec les racines, l'une de ces figures de carte à jouer qui se lisent dans les deux sens.
Il n'importe. Ce qui fut, sur une patte héronnière, un feuillage profus, effervescent, une éponge gorgée d'ombre, n'est plus qu'une membrure lisible en ses infimes ramifications ; que perchoir à corbeaux qui la chargent de nuit.
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L'arbre pouvait tenter le coloriste, le poète ; il ne peut retenir que le gaveur. Il appartenait au monde vivant. Coi, plus immobile que jamais, on le rattacherait plutôt au règne minéral, et plus précisément aux empreintes laissées par les végétaux dans les terrains houillers.
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Devant un feuillage, une sensation de masse souple, pénétrable, nous gagne, et quelle fraîcheur on éprouverait à enfoncer les avant-bras dans cette eau verdie, suspendue ! L'arbre, en son dénuement, n'est plus que raideur et dureté, et comme réduit aux deux dimensions d'une gravure. Qui s'y hasarderait, serait bientôt agrippé, écorché, captif de rêts rigides – ou de fourches gigognes ! Nul enfant ne s'y percherait pour contempler les horizons ou échapper aux regards d'une mère inquiète criant : – « Où sont les enfants ? »
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Le ciel pâli noircît ce nœud de serpents, fines langues dardées, dont il nous donne une radioscopie. De cette étrange cardeuse à nuages, griffue, mais qui ne retient le moindre filament, comme elle ne fragmente plus l'averse en perles, en larmes.
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Mort, cet arbre que nous avons connu si vigoureux ?
Il reste d'interroger le botaniste, en oubliant la boutade de Gide dans Paludes : « Quand on a posé une question à un philosophe et qu'il y a répondu, on ne comprend plus du tout ce qu'on lui avait demandé. »
Mais rien d'inintelligible dans les explications de l'homme de sciences – qui, lui, ne se nourrit de concepts, mais d'observations ; et notre vocabulaire aura chance de s'enrichir de beaux mots.
L'arbre n'est ni en sommeil, ni en hibernation, mais en dormance, une vie ralentie qui implique de subtiles et multiples métamorphoses pour à le protéger du froid, et rendre possible sa régénérescence.
Les feuilles tombent quand leur abscission est prête : elles ne résisteraient pas au gel. Si certaines, bien que desséchées, vidées de leur substance qui a migré vers… l'ossature, demeurent en place les mois d'hiver, elles se détacheront des rameux par marcescence, ainsi que chez le chêne pubescent.
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J'écoute, sentant bien qu'il faut être familier du microscope pour se représenter les multiples réactions qui vont affecter les molécules organiques de réserve, aux fins d'abaisser, dans les vaisseaux, le point de congélation, cependant que s'épaississent les tissus de protection, telles les écailles des bourgeons.
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J'écoute, une question aux lèvres :
– Mais quel signe détermine l'arbre à faire… la part du feu pour laisser le moins de prise à l'ennemi ; à se retrancher dans une manière de donjon ; en bref, à vivre sur un mode défensif ?
Question qui rejoint celle-ci : – Quel signe ont perçu les oiseaux, les poissons qui se rassemblent, regard tourné vers une même direction, où se tiendrait un pôle d'attraction dont le magnétisme l'emporterait désormais sur toute motivation ?
La réponse m'agrée : L'arbre est un grand vivant dont la croissance implique sensitivité, réactivité. Sous sa cuirasse d'écorce, en ses ténèbres, des molécules analogues à nos hormones, le renseignent sur les modulations du jour, de la nuit, de la bénignité de l'air ou de sa rigueur, et elles donnent des inflexions en conséquence. À ces perceptions, s'ajoute l'inexpliqué : pourquoi certains semis effectués en « lune montante » produisent-ils plus que faits en « lune descendante » ?
Ne faut-il pas toujours en revenir au propos d'Hamlet : – « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horacio, que dans toute ta philosophie » ?
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Savons-nous assez à quel point chaque saison de l'arbre dépend de la précédente et prépare la suivante ? Combien l'hiver même est, dans son apparente inertie, un temps d'élaboration ? Partant, quelle révérence il appelle de notre part.
Mais qui, de nos jours, où d'immenses territoires forestiers disparaissent, arasés, partage l'indignation d'un Ronsard « contre les bûcherons de la forêt de Gastine ? » Qui a la peau déchirée par le grommellement d'une tronçonneuse ?