IV
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Mes vaticinations feraient sourire, de condescendance, un embryologiste. Je ne les hasarde qu'en homme affirmé, désireux de comprendre qu'on puisse être irrésolu quant à son sexe, avec le sentiment d'une dissension entre l'apparence et le moi intime, sa sensibilité, ses aspirations ; condamné que l'on est à vivre en porte-à-faux parmi les humains, en être à qui la nature aurait joué un mauvais tour, lui attribuant un rôle à contre-emploi. Et n'y a-t-il pas lieu d'avoir mauvaise conscience, à se savoir autre que ce que l'on paraît ? N'y a-t-il pas là une modalité de l'usurpation d'identité ?
L'homme de science, qui supporte mal les approximations, m'interrompt.
– « Disons que si, dès la conception, l'orientation sexuelle à venir est sous la dépendance des chromosomes (l'un d'eux étant différent pour la fille et le garçon), au tout début de la vie, le nouvel organisme est indifférencié. Les ébauches sont… neutres, plus exactement aptes à évoluer dans un sens ou dans l'autre. Puis viendra le temps de la différenciation. Les ébauches se développant, le plus souvent de façon nette, en réponse au sexe chromosomique et donnant des nouveaux-nés, puis des individus à l'évidence féminins ou masculins.
Le plus souvent. Hormis les occurrences où l'indécision persiste, au moins partiellement, sous une forme plus ou moins masquée. Cause, pour l'individu, de malaise, de tourment : sa conduite, ses attachements déconcertent ; ils lui attirent mépris, exclusion, et parfois pire, comme si ses moeurs, ses amours, résultaient d'un libre choix. »
Nous devons aux gènes de nos ascendants. Dont à celle en qui, trois saisons durant, nous avons puisé, à même son souffle, son sang. J'ai la faiblesse de penser qu'une femme baguée de chair, chaque jour plus réjouie d'être femme, amoureuse d'un homme plein de révérence pour une compagne au ventre traversé de sursauts, ne donnera naissance à un enfant – fille ou garçon – qui sera en mal d'identité sexuelle.
Alors que je vois, en revanche, tant de motifs pour que les réticences, les restrictions mentales d'une femme consciente du sort qui attend l'enfant, n'influencent ce qu'elle mettra au monde et ne brouillent le choix qu'eût fait la nature.
Pensée qui me vient pour avoir entendu une femme d'âge, mère, et non des plus infortunées, me dire, comme je l'interrogeais sur la condition féminine : – « Je dirais d'abord que c'est bien compliqué… »
Si « compliqué », que des légions de femmes ont vécu, vivent encore leur sort comme un châtiment indéfini ; une malédiction – et l'iniquité absolue ; quand si peu d'hommes de sens se feraient femme s'ils le pouvaient, devant la multiplicité, la lourdeur et la complexité des situations auxquelles le « deuxième sexe » doit faire face.
Elle est, déclare l'homme, « la promesse qui ne sera pas tenue. » Pourquoi celle-ci le serait-elle ? La femme ne nous a rien promis. C'est notre fatuité qui nous abuse sur elle, en être à qui tout est dû ; si bien que, très tôt, la masse, la nasse de nos attentes, implicites ou non, l'entrave comme un réseau de lianes, avec lesquelles il lui faudra compter dans sa tentative d'être soi.
Comment s'étonner qu'une femme dégrisée – ce qui est pléonasme – ne soliloque en ses termes, au début de sa grossesse :
– « Donner le jour à une fille ? Pour qu'elle connaisse une « difficulté d'être » semblable à la mienne, ou plus profonde ? On dirait que, pour l'homme, la voie à suivre, les bifurcations qu'elle aura, procèdent de son libre-arbitre, et que beaucoup pourraient reprendre le "Je suis une force qui va."
« Il ne se sait attendu par personne que lui-même, s'il a quelque fierté. Mais nous !... Enfants, nous nous devons d'être jolies, gracieuses, et de charmer les regards. Et qui dira que le regard qui se pose sur nous n'est pas plus exigeant que sur un garçon ? Que l'on ne nous conditionne pas à la soumission ? À être des exécutantes, dociles de surcroît ?
« Jeunes filles, jeunes femmes, un labyrinthe nous attend. " Mille chemins ouverts" ? Nous n'avons pas cette aptitude qu'a l'homme de tenir tête à notre cœur ; de dissocier chair et sentiments ; de raison garder dans l'amour ; de faire la part du feu sans désespoir extrême.
« Sa force, son autorité, sa position, peuvent bien faire illusion, en imposer. Nous savons, nous, que le roi est nu ; qu'il n'est même qu'un enfant tyrannique, mais démuni, perdu, dès que sa mère ne l'assiste.
« Femme, nous n'avons de pires ennemis… de l'intérieur, que notre cœur, notre corps : ils nous aveuglent jusqu'à nous livrer aux mains d'un tortionnaire, d'un meurtrier. C'est l'exception ? Plus couramment, d'un oppresseur inconscient, et je revois cette amie que son mari avait rendue telle ces plantes qui s'étiolent sous un grand arbre, et qui, veuve, redevint pimpante, presque jolie.
« Notre ventre, surtout, se fait le complice de nos malheurs, quand il nous fait pactiser avec l'homme, avec celui qui, seul, peut mettre fin à son dénuement ; à ce besoin qui le tenaille d'abriter un être, de se distendre pour le sentir croître, bouger – et quelle volupté, diffuse, indéfinie, que cette vie qui se nourrit de vous !
« Faut-il vraiment souhaiter mettre au monde une fille, sachant sa condition d'asservie et d'abord à son corps ? Que, jeune fille, elle sera votre rivale – et ce spectacle, que je vis un jour dans la rue, d'un couple glorieux fait d'un père et de sa fille adolescente ; l'épouse, la mère, toute grise, marchant derrière ?
« Souhaiter un garçon ? Son père, mieux que par une fille, se verrait perpétuer ; il formerait pour lui des projets plausibles, quand l'avenir d'une fille vous est imprévisible. Mais quel adulte serait-il ? Quelle conduite aurait-il avec "nous" ? Telle que ses pareils ? À moins qu'il ne s'attache à l'excès à moi, au point de ne trouver, dans sa vie affective, nulle autre femme digne d'être désirée, aimée ?
« Quel coup de dés que de faire un enfant ! Pour son bonheur ? Pour son malheur, et le nôtre ? On n'en ferait aucun, à balancer comme je le fais. Quelle "chance" pour l'humanité que la plupart soient conçus dans l'irréflexion ou par inadvertance ! Mais l'on en voit les fruits... »
La science lui apprendra bientôt de quel sexe est l'enfant qu'elle porte ; qu'elle va gorger d'elle-même neuf mois durant, et plus si elle l'allaite. Que rien ne passe en le fœtus, dans cette longue symbiose, des réticences de la mère, il se peut.
Mais je tiens pour concevable, l'embryologiste me donnerait-il tort, que la pensée constante, inquiète, de la perspective des aléas inhérents à la condition féminine, de la somme des vertus qu'elle implique, des aubaines qu'elle requiert pour se sentir femme accomplie, puisse infléchir le libre jeu des chromosomes.