L'ARBRE EN SES SAISONS
PRINTEMPS (2)
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Je ne dédaigne les violettes; j'ai foulé, avec un singulier plaisir, en quelque île petite, et ronde, et basse, des allées de pâquerettes, des épanchements d'armeria maritime…
Mais c'est à l'arbre – grand vivant entre tous – que je demanderai de me parler du printemps, même s'il réserve à l'homme de science ses rares confidences.
– « Et d'abord, qui t'avertit, muré dans ton écorce, que la dormance est levée, et que le temps est venu de s'ouvrir au jour ?
« L'hiver solidifiait une partie de l'eau, mais à présent que la voilà libre et souple, quelle puissance l'aspire du sol, avec ses sels minéraux ; la dissémine par la ramure jusqu'au faîte ; la fait écarter les écailles de protection des bourgeons pour accueillir la lumière, autre élément constitutif de l'édifice que tu es – et si vital, que sa quête peut infléchir ton port et placer ta cime en position dominante ?
« Le botaniste me parlerait de photosynthèse en termes auxquels je n'entends rien, alors que ce que je vois, devine, appellerait le psaume, le dithyrambe… »
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N'est-ce pas merveille, en effet, que de voir surgir, de la branche qui semblait morte, d'une écorce aussi dense que le cuir, un tissu délicat comme aile de libellule – embryon de foliole, ou fleur qui, devançant toute limbe, va consteller de rose la sombre et rêche ramure ?
Merveille, que ce surgissement de médaillons translucides préfigurant la feuille accomplie, en sa singularité ? Des bourgeons « débourrent », s'ouvrent sur des chatons en pendeloques, et l'arbre en est embrumé ; mais que de sortes d'inflorescences auxquelles conviennent les beaux noms de corymbe, panicule, ombelle, spadice …
Ce ne sont qu'infimes et silencieuses explosions, crépitements inaudibles. À moins qu'on ne voie un pommier, un cerisier, se couvrir de flocons d'une neige plus ou moins teintée de rose par l'aurore
Merveille, encore, que la feuillaison fasse prévaloir le vert sur toute autre couleur ? Nous en augurons des regards rafraîchis, renouvelés ; de subtils accords entre l'arbre et le ciel, les eaux courantes, les canaux. L'arbre n'est-il pas médaillier d'eaux verdies de bassin ? Mer de reverdie se dit, en littoral breton, pour une grande marée. N'est-ce pas un espace de reverdie qui envahit nos contrées océaniques ; et, pour notre regard, les valeurs d'aspiration au dépassement, de désir, d'alacrité, qui s'y attachent ; la raideur, la rudesse du bois, balancées par la palpitation de feuilles comme autant d'ouïes battantes ?
Et notre sang aura la tonicité d'un vin charnu ; après l'hiver « saison de l'art serein », et long temps de contention, tout paraîtra disposé pour nous voir publier, entreprendre à neuf, aimer.
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L'arbre s'étoffe. En témoigne son ombre, pâle et vague d'abord sur le sol, à claire-voie, puis qui se prononce, se durcit, comble ses lacunes, devient nappe sombre, délimitée.
Turgescence. L'arbre reprend son volume, s'enfle encore plus et, avec lui, l'espace qui le baigne ; et notre souffle, que l'hiver avait affaissé, se voit porté à l'extrême de l'inspiration. La turgescence a gagné tout le feuillage qui se veut impérieux, dardé vers l'air et le soleil, desquels tirer ce vert qui restaure la nature en sa plénitude, affermit notre regard, nous donne l'assurance d'un monceau d'ombre liquide, aérée, qui nous tonifiera, nous satinera la peau, comme à découvrir une cressonnière, des douves d'eaux glauques, et tout spectacle qui nous resserre les pores.
La maison est le refuge par excellence, mais qui nous retranche du libre espace. Nous aurons, avec l'arbre, une ombre tombée du couvert, mais tramée de brise ; nous y serons comme enveloppé d'un tissu d'armure sergé.
Qui goûte les éléments quand ils s'équilibrent, sait de quel secours lui seront les feuilles quand le soleil lui fera le souffle court, l'inspiration appliquée. À s'en remettre à l'arbre, le poumon d'un feuillage aux alvéoles infinis, vous prend dans sa respiration ; vous ondoie au-dedans.
S'enfoncer alors en un bois, une forêt, c'est s'immerger dans une clarté d'aquarium, faiblement ventilé par d'innombrables ailettes.
L'antagonisme y est de mise, du sol aux cimes ? Toute feuille se veut lettre de préséance, de domination ? Les rivalités sont si discrètes que l'homme n'y perçoit que le froissis de ses pas, que le cri d'alerte d'un oiseau.
Que ne peut-il entendre l'infime chuintement que fait le geyser des sèves ascendantes ! Du moins, l'âme s'accorde-t-elle à l'espace en essor que les feuilles neuves suscitent.
Oubliés, les bras décharnés jusqu'à l'os qui imploraient la clémence du ciel ; qui s'ouvraient sur un torse squelettique : on nous tend, de toute part, des pincées, des gerbes, de larges lentilles d'eau. On repeuple les airs que filigranent, à présent, de brefs vols d'oiseaux ; on nous porte toast sur toast ; on nous désaltère de menthe verte.
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L'été ternira les feuillages ; ou est-ce l'habitude qui nous détourne bientôt de ne plus saluer cette merveille : l'arbre s'étoffant, s'allégeant de feuilles neuves, comme il se chargera d'oiseaux, le soir venu ; l'arbre gagnant bribe à bribe sur le ciel ; le rapiéçant, le feutrant, l'étageant ?
Nulle musique n'émane d'un branchage dépouillé ; mais que la sève l'envahisse, et le printemps devient prélude de quel plain-chant !
L'hiver fait, de l'arbre, un don Quichotte à l'assaut des moulins. Avec le printemps, c'est une guerre en dentelles, qu'il mène contre les nuages ou – étouffer l'intrus ! – un proche rival.
Voici, long de trois mois, lavé de frais par une tiède averse, le premier jour du monde. L'ombre qui nous baignait a cessé d'être hostile ; elle est l'humilité même et se laisse fouler. Baume végétal, elle s'allie avec la touffeur pour nous désaltérer le regard, la peau et l'âme.
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L'Amandier
Pierre Bonnard