LA BLESSURE
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Au soir de sa vie, Juliette Drouet, jalouse comme elle le fut toujours des femmes qui gravitaient autour de l'homme passionnément aimé – Victor Hugo – et meurtrie de ses infidélités, lui écrit cette phrase qui vaut pour la plupart des hommes : « Tu souffres de la plaie vive de la femme qui va s'agrandissant toujours. » (1)
La plaie. La formulation se réfère, à l'évidence, à la qualification des misogynes pour le sexe de la femme lequel, comme une entaille, pourrait s'inscrire, avec la femme entière, dans une ogive – ce qui ne vaudrait pour l'homme.
Je lis, dans Le Baiser du soir (2), de Nicolas Grimaldi, que le Narrateur de La Recherche – puisqu'il ne faut pas confondre l'auteur d'une œuvre avec l'individu social – était toujours déçu par le réel tel qu'il l'avait imaginé. Ainsi des femmes entrevues, d'emblée parées, par son imagination, de toutes les qualités qui les rendraient en tous points exquises à vivre.
Conquises, « possédées », la déception, chez le Narrateur, suit immanquablement la séduction, et Grimaldi multiplie les citations : « je sentais le néant qu'elle (Albertine) était pour moi » ; « dissociées de notre émotion, elles sont seulement elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien » ; « On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans d'intervalle, on lui refuserait cette fortune, on préfèrerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de nous, seul, c'est à dire nul. »
Propos cyniques ? Ils sont amplement vérifiés, tant les jours en commun désaimantent les couples d'amants, ou ceux qui ont contracté « une union entière, unanime, pour la vie et pour le reste. »
Des hommes, néanmoins, de ceux qui auront beaucoup aimé les femmes, leur sauront gré, « aux yeux du souvenir », d'avoir été, semblables et diverses, le catalyseur d'une expérience affective, sensorielle, esthétique, psychologique, sans équivalent . Loin d'être pour eux le néant, une fois conquises, « possédées », ils s'en souviennent comme d'une vivante soyeuse, chaudement, savoureusement doublée de velours.
Exclues celles pour qui ce n'est que mouvement de la chair ou gagne-pain, des femmes leur firent assez confiance pour leur ouvrir leurs portes, les conviant à festoyer. Beaucoup qui souhaitaient qu'on les accomplît, se sont éloignées ? C'était sentir qu'il faut plus d'un homme pour cette tâche, mais elles ne seront jamais, pour les meilleurs, l'inanité dont parle le Narrateur.
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Pour m'en tenir aux « femmes » aimées, des questions me viennent où j'enfreins la défense de confondre l'homme social et le créateur qui, pour moi, dans La Recherche, « s'avance masqué ». Comment se représentait-il ces femmes rencontrées et, sur le champ, convoitées ? La poitrine plate, et pourvues d'un phallus comme un Jupien ou un Charlus, une cravache à la main pour celui-ci ? Comment, dès lors, s'étonner de sa déception devant son Albertine ; et le sentiment, chez le lecteur ayant « le goût du monde féminin » cher à Baudelaire, de l'inauthenticité, quand le Narrateur évoque ses rapports avec la femme « aimée », à commencer par le simple toucher de son corps endormi ?
Écrivant cela, je n'ignore ni les fourbes aux lèvres peintes, ni les mégères, les médiocres, avec cette circonstance atténuante que les pires sont souvent notre œuvre et qu'il suffit, dans le couple, d'entendre maints hommes pour situer les mésalliances.
Le Narrateur déclare encore que « l'amour est un exemple frappant du peu qu'est la réalité ». Que d'hommes s'inscriraient en faux devant cette allégation ! Quelles sortes de gens fréquentait-il donc ? De ceux qui ne goûtent que le style roman ? Auxquels la femme donne mauvaise conscience par toutes les vertus dont ils sont dépourvus ? Qui ne lui savent gré d'avoir inspiré tant d'œuvres qui exaltent, épurent, grandissent, le commun des mortels ?
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Ce que Juliette entend par « la plaie vive de la femme », c'est aussi, en filigrane de la pensée de l'homme, une échancrure à combler, une réalité de moindre résistance où s'enfoncer avec délices, de plus en plus instantes à mesure que le temps passe, qu'il vous est compté, quand vous voyez en cette « plaie vive », de plus en plus distincts, un puits de félicité, une source de Jouvence…
Toujours s'agrandissant ? Elle est à la fois immense et exiguë, tant l'étroitesse lui convient – aux yeux de l'homme. Qu'en est-il pour la femme ? Juliette, sensuelle, à la fidélité exemplaire, a pâti, elle l'a dit, de la chasteté imposée par l'amant, lors de ses liaisons – et d'abord avec Léonie Biard. Mais, plus que tout, lui était insupportable la pensée de n'être pas la première, l'unique, dans le cœur, la vie affective, du Poète.
Souhaitons que, par-delà la mort, leurs âmes confondues, elle connaisse enfin la contemplation indéfinie de son « cher petit grand homme » à laquelle, sa vie durant, elle aura tant aspiré.
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1 Juliette Drouet, « Mon grand petit homme » / Mille et une lettres d'amour à Victor Hugo, Gallimard, 1951, p.719
2 Nicolas Grimaldi, Le Baiser du soir / Sur la psychologie de Proust , PUF, 2014.