SUR DES LETTRES D'AMOUR
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III
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Il était courant, pour un écrivain, d'écrire des dizaines de milliers de lettres au cours de sa vie, – et la correspondance de Voltaire occupe XIII volumes de la Pléiade – mais les correspondants étaient multiples. Le nombre de lettres adressées à Hugo par une seule femme, et pendant un demi-siècle, la constance d'un amour d'une telle durée, sans fléchissement, se conçoivent malaisément, et l'esprit tente de démêler les tenants de ce qui semble relever du conte de fée.
L'erreur de ceux que la présence physique de l'autre représente le comble de la félicité (« Je n'ai pas d'autre pensée, d'autre besoin, d'autre désir que vous voir, vous voir et toujours vous voir »), en bref, de ne pas se quitter et de vivre en symbiose, c'est que la désaimantation s'ensuit, plus prompte chez l'homme, la beauté de sa compagne, précaire, lui important plus que ses grâces intérieures.
Attente, présence toujours trop brève, absence : le couple Victor Hugo – Juliette Drouet aura vécu sous le signe de l'alternance, sans rien de commun avec la vie de ceux que le mariage a réunis, pour le meilleur et le pire, l'existence de ceux-ci se passant bientôt de tout langage autre que relatif aux habitudes domestiques. Le passé commun, jamais ravivé, ne venant vivifier le présent, confirmer à chacun la chance de s'être rencontrés.
Les amoureuses ont une vive mémoire affective. Juliette ne fait pas exception et l'anniversaire des jours fastes, celui des deuils, tant pour elle que pour Hugo, est sans cesse rappelé. Mais la date du 16 février 1833 sera toujours, le temps passant, « le grand, le bel anniversaire » – l'équivalent, pour des souverains, du jour de leur intromission ; celui qui vous revêt d'une dignité neuve et parfois insoupçonnée.
Juliette n'était pas innocente ; elle avait été la maîtresse du sculpteur Pradier, dont elle eut une fille qu'il négligea, en homme peu délicat qu'il était.
Les lettres de Juliette publiées sont chastes, et l'on s'étonne qu'un si grand amour, où le désir est manifeste, soit si pudique. D'où la tentation du lecteur d'augurer d'une femme à la sensualité mesurée, ou qui sait brider sa plume.
Or, le préfacier Paul Souchon nous avertit que certaines lettres sont « impubliables » ; et de nous citer ce passage, bien anodin, de 1834 : « 1 heure 1/2 du matin ; dans quelques heures au plus, je t'aurai là à côté de moi, dans mon lit, sur ma bouche, sur mon cœur, sur… ma foi devinez ! »
Certes, se donner tout entière pour la première fois à l'homme qu'on aime, est une date mémorable, mais ne peut-on présumer que Pradier s'était conduit avec Juliette comme avec ses autres maîtresses, sans grand souci de leur plaisir, et qu'avec Hugo, elle découvrit plus que le plaisir : la volupté qui seule sacre une femme, fait d'elle une Femme capitale, l'accomplit, et rend inoubliable ce qui a, pour elle, valeur de seconde naissance ; d'admission dans le cercle de celles qui ont reçu la révélation et peuvent à bon droit invoquer le Ciel et le mêler à ce qu'elles éprouvent ? Cela, par l'entremise d'un homme aimé, admiré, partant, unique. Un homme qui ne voit plus en vous un objet de plaisir, mais une sujette, consciente de ses pouvoirs, égaux, elle l'écrit, aux fruits des plus brillants esprits, mais pouvoirs qui inoculent en votre chair le venin corrosif du désir.
De là, la souffrance quand l'aimé est absent ; quand il s'adonne à des tâches qui vous semblent secondaires, comparées à tout ce que vous aviez à lui donner et à recevoir de lui. De là, la morsure atroce de la jalousie à la pensée de n'être plus la préférée, celle qui rend asexuée tout autre femme et fait de vous la seule inspiratrice.
Juliette n'ignore pas que certaines, sans vergogne, sont attirées par les hommes en vue (et le leur font savoir). Or, qui l'est plus que Hugo, poète, romancier, dramaturge, homme politique ? Elle doit donc faire bonne garde en amante sourcilleuse qui peut-être connaît le vers de Vigny : « Ton amour taciturne et toujours menacé. »
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Taciturne avec l'amant, Juliette ne l'est pas. La reviviscence de leur passé commun, les jalons heureux, malheureux, de leur existence, recevront d'elle une vie nouvelle avec ses couleurs, sa saveur. Impossible, pour Hugo, à la faveur de ces anniversaires, d'oublier la force, l'ampleur, la durée, de l'amour à nul autre pareil, qu'on lui porte ; d'autant qu'on les relate avec des accents frais, charmants, mutins, toujours à votre gloire.
Les amours s'étiolent de non-dits, d'allant-de-soi qui n'ont pas à être formulés. Alors que le langage, le dialogue, quelque peu soutenus, ne laissent pas l'habitude s'immiscer dans le couple.
Et c'est ainsi qu'on atteint le grand âge, ayant aux yeux, au cœur, une ingénuité qui n'exclut pas la lucidité.
Si l'âge et ses infirmités mettent Juliette au désespoir de ne plus pouvoir accompagner son grand homme dans sa vie publique, la jalousie ne cesse de tirer de beaux cris de la « vieille Juju » : « pardonne-moi mon inflexible amour, pardonne-moi de préférer la mort sous toutes ses formes à la torture de te céder, pour si peu que ce soit, à une autre femme. »
Elle lui dit encore, non sans pertinence, que « l'âge ne compte que pour la femme ». Surtout ceci, et combien d'hommes âgés y souscriraient : « Tu souffres de la plaie vive de la femme qui va s'agrandissant toujours »
Hugo eut, dans sa vie affective, des maîtresses plus cultivées, plus racées – les innombrables redites des lettres de l'attestent. Et sans doute le poète eut-il à déplorer, comme Rilke pour Merline, la méconnaissance de Juliette des « chaînes » – dont la solitude – qu'implique toute haute création. Pourtant, elle en a l'intuition puisqu'elle a pu lui écrire : « Il faut que rien ne fasse obstacle à ton inspiration […] depuis les rayons du soleil jusqu'aux multiples beautés de la femme que le désir et la volonté attirent autour de toi » tout en se voulant seule, sans partage « dans une adoration sans limite au risque de rendre Dieu jaloux », cependant qu'on vous murmure – qui vous donne mauvaise conscience : « Je sais bien que tu travailles, mon Toto chéri, mais tu pourrais peut-être ajourner ton travail. »
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Cette correspondance met en évidence la complexité de l'être humain. Qu'une passion sans frein l'anime, et l'inconséquence gouverne ses propos, écrits, réactions. Ainsi surprendrons-nous, dans la même lettre, une Juliette lucide, aveugle, impulsive, raisonnable, constante et versatile, sensible, douée pour l'introspection, possédant une mémoire affective sans faille.
Ses lettres et billets pourraient, pour des lecteurs d'aujourd'hui, engendrer lassitude et ennui. Pourtant, nous goûtons, à peine moins que le destinataire, ses belles trouvailles d'amoureuse ; maintes tournures nous retiennent par leur originalité, leur savoureuse naïveté, ainsi que nombre de remarques teintées d'humour et d'ironie.
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Alitée depuis novembre 1882, Juliette s'éteignit le 11 mai 1883. Elle eût été bien surprise de voir ses « gribouillis » édités pour partie et, à présent, intégralement mis en ligne par une équipe universitaire. Que les derniers mots de sa dernière lettre soient : « JE T'AIME » résume une vie de dévouement absolu et devrait lui assurer une place majeure dans la littérature amoureuse.
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Citations extraites des lettres de Juliette *
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Être ensemble, vivre ensemble, respirer ensemble, regarder ensemble, sentir ensemble, admirer, aimer ensemble.
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Je suis si heureuse, si joyeuse, si amoureuse, que c'est à faire envie au bon Dieu.
Je suis bête comme une oie au-dehors, mais je suis sublime d'amour au-dedans. Lequel vaut le mieux, je ne le dis pas, c'est à toi à décider.
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Tout à l'heure, je te voyais lumineux et phosphorescent comme la mer, le soir.
Tu étais beau et sublime et je te regardais avec mon âme comme on doit regarder Dieu au ciel dans toute sa gloire.
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Voilà ce qui rend mes regrets si amers quand je pense à ce que j'étais pour toi il y a quatorze ans et à ce que je suis maintenant. J'en veux presque au bon Dieu de m'avoir laissé vivre aussi longtemps, et pourtant je sens que je ne pourrais pas rester sans toi dans le Paradis.
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Je m'agite dans mon amour comme un écureuil dans « sa cage ». Il a beau courir toute la journée après sa liberté, il n'a pas fait un seul pas et il se retrouve dans sa cage comme s'il n'avait pas bougé.
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D'ailleurs, à quoi te servirait mon esprit si j'en avais ? Tu dois être tellement blasé sur cette belle qualité qu'un peu de stupidité de temps en temps doit te sembler bon et te raviver le goût. Dans ce cas-là tu n'as qu'à parler et te faire servir, je suis à tes ordres à toute heure de la nuit et du jour.
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Mais je t'assure que je serais moins bête que ça si je ne t'aimais pas jusqu'à l'idée fixe.
Je t'aime avec toute la fierté de mon infériorité.
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Qu'est-ce que cela me fait d'être bête, d'être ignorante et stupide puisque je t'aime ?
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Je ne t'écris pas parce que je m'ennuie, je t'écris parce que je t'aime et que c'est ma consolation de te l'écrire quand je n'ai pas la suprême joie de pouvoir te le dire à bout portant …
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Mon amour est un tohu-bohu de points d'exclamations, de tendresse, d'extase, de baisers, de merveilles, d'attendrissements et d'éblouissements et, comme je ne peux pas me tirer de là, je m'y abîme avec délices, quitte à y disparaître tout à fait.
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Tu es en moi plus que moi-même. Je suis faite de toi, par toi et pour toi. Je t'adore.
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Si je n'avais été ton amante j'aurais voulu être ton amie. Si tu m'avais refusé ton amitié, je t'aurais demandé à genoux d'être ton chien, ton esclave.
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*Juliette Drouet « Mon grand petit homme »
Mille et une lettres d'amour à Victor Hugo
Choix, préface et notes de Paul Souchon
Éditions Gallimard