SUR DES LETTRES D'AMOUR*
II
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- « Dix-huit mille lettres d'amour ? Comment ne pas ressasser, et dans les mêmes termes ? Un génie littéraire y renoncerait ! »
Juliette en est consciente. Le préfacier de Mille et une lettres d'amour* relève qu'elle écrit, le 28 novembre 1844 :
«Je voudrais trouver une manière nouvelle de te dire mon amour, mais je n'en connais pas. Je ne puis donc que te répéter avec les mêmes mots le même sentiment exclusif ardent, admiratif, et passionné que j'éprouve depuis bientôt douze ans. »
« Mais si je n'ai qu'une seule manière d'exprimer mon amour, j'en ai mille de le sentir, toutes plus tendres et plus douces les unes que les autres. D'une heure à l'autre, je trouve des millions de raisons pour t'aimer davantage. Tu vois que mon amour, pour être monotone n'est pas routinier. Seulement, je te répète, je n'ai qu'une façon de te le dire : Mon Toto, je t'aime... »
Eût-elle lu Chamfort, qu'elle aurait pu répondre qu' « il n'est point de redites pour le cœur »
Elle était surtout en droit de reprendre le mot de Diderot : « Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour », tant elle aura manifesté de sollicitude, de tourments, pour le simple bien-être, la santé, la sécurité du « grand petit homme » et ce, avant, pendant l'exil et jusqu'en leur vieillesse.
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Qu'elle l'ait suivi dans l'exil ne saurait surprendre. Qu'elle se soit alors intégrée dans la famille au point de se faire aimer des enfants et de devenir l'amie de Mme Hugo, de partager leurs joies et leurs deuils, semble probant de ses qualités intrinsèques. Auxquelles ses lettres apportent des nuances qui durent maintes fois mettre la patience de Hugo à l'épreuve. Amoureuse ardente, exclusive, ses lettres mêlent très vite les récriminations, les reproches plus ou moins fondés, les proclamations d'amour comme il n'y en eut jamais de semblables, le tout saupoudré d'enfantillages. Lucide, elle parle de ses « inconséquences », de ses « incohérences », de sa « méchanceté ». « Je suis bien méchante, n'est-ce pas mon Toto ? N'est-ce pas que l'amour rend bien méchant ? »
La claustration où l'amant la maintient d'abord, l'abandon de sa carrière de comédienne, ne peuvent qu'exacerber cet amour « si longtemps comprimé, lui écrit-elle, qu'il dégénère en maladie, presque une folie furieuse. Je souffre à propos de tout et presque de tout. J'ai peur de tout ».
On croit entendre souvent des reproches d'épouse déçue : « Je ne me fais plus d'illusions. […] Je sais bien que depuis plus de deux ans tu n'as plus d'amour pour moi quoique tu en aies conservé toutes les apparences dans le langage et dans les manières. Cela prouve que tu es un homme bien élevé, voilà tout. »
« Pourtant, doit se dire la scriptrice, si l'aimé allait prendre ombrage de mes éternels griefs ?» La fin de la lettre l'assurera que nonobstant, on l'aime et on l'admire par dessus tout.
Qu'on lise, à cet égard, sa lettre du 24 juillet 1845 écrite après qu'elle vient d'appendre, irrécusable, la trahison de Hugo : c'est un modèle de pudique détresse, de dignité blessée, mais aussi de discernement envers soi-même :
« Tu me vois maintenant telle que je suis : une femme sans éducation, sans esprit, dont l'amour t'importune, et que ton exquise délicatesse te fait garder en l'excluant le plus que tu peux de ton intimité. »
Lettre qui se termine par : « Je t'aime. Je t'aime » comme aux plus heureux de leurs jours. Elle lui dira même, plus tard, dans un mouvement d'abnégation : « Que tu sois heureux, toi, c'est mon suprême vœu » ; « Agis donc sans crainte et sans scrupule, et comme si j'étais morte. »
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III
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Non seulement Hugo ne se formalisait pas des billets quotidiens de Juliette, mais il les réclamait et les prisait en ces termes, cités par Paul Souchon dans la préface à son anthologie : « Tes lettres, ma Juliette c'est mon trésor, mon écrin, ma richesse. Notre vie est là, déposée jour par jour, pensée par pensée. Tout ce que tu as rêvé est là, tout ce que tu as souffert est là. Ce sont autant de petits miroirs charmants, dont chacun reflète un côté de ta belle âme. »
Que saurions-nous de Hugo au quotidien, dans sa maturité et sa vieillesse ; de l'homme Hugo pendant les dix-huit ans de son exil ; de ses dernières années en France ?
Nous savons les faiblesses – de l'homme – et peut-être est-il, en ce domaine, de ces êtres courtisés qui, par bonté d'âme, ne savent décevoir. A coup sûr, c'est Juliette qu'il faut croire quand elle le voit « si adorablement bon et doux, si dévoué et si affectueux, si beau et si noble », et d'abord dans le deuil et le dénuement quand il se substitue au médiocre Pradier dans ses carences envers sa fille. Ses visites quotidiennes à celle-ci, malade, sa présence auprès de la mère, quand Claire Pradier meurt prématurément, quand on l'enterre, tirent de Juliette cet hommage : « Mon Victor, sois béni, car tu es encore plus grand par le cœur que par le génie. »
Avant l'exil, elle vivait à l'attendre en des logis où elle se déplaisait. À Guernesey, la maison qu'elle habite étant malsaine, il lui en achète une autre qu'il meuble en ébéniste consommé qu'il est aussi.
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En 1863, pendant l'exil, Mme Hugo écrit un Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie auquel le « héros » collabore. Les lettres de Juliette doublent l'ouvrage et le complètent pour les biographes et tous ceux que retient la rayonnante personnalité de l'écrivain et de l'homme public. Avec le recueil des lettres, nous avons une manière d'éphéméride qui ne s'interrompt que le temps des voyages à deux en pays limitrophes ; et l'on comprend l'intérêt que Hugo porte à la lettre quotidienne comme on consulte le baromètre pour connaître l'humeur du ciel, en l'occurrence celle de la femme aimée, même et surtout si l'on se sait imperturbablement adoré, encensé.
Le biographe trouve, dans les dates, pieusement remémorées, l'équivalent, pour le croyant ou l'incroyant, du calendrier ecclésiastique. Pour Juliette, chaque date rappelée à Hugo était chargée d'un message implicite : « ENSEMBLE, ce jour-là, nous avons été heureux (ou navrés) ; nous avons partagé félicité ou douleur. Qu'un tel jour mérite bien d'être hissé au-dessus de la foule des jours sans éclat ! » L'occasion, pour elle, de mesurer le temps passé depuis le Jour inaugural, et de souligner la constance immuable de ses sentiments ; et c'est ainsi que passent cinquante ans d'un présent perpétué.
Quand, de surcroît, ce présent s'émaille de frais coloris toujours inattendus dans l'attendu, pourquoi Hugo se lasserait-il de revivre, chamarré de plaisantes fioritures, ce qui va lui inspirer « Tristesse d'Olympio » et autres poèmes ? Au reste, ne lui a-t-elle pas écrit, pour l'inviter à faire écho à ses propos : « Un mot de ta main m'est plus précieux que tous les billets de banque du monde. » ?
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· Citations extraites des lettres de Juliette *
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Mon Victor, aime-moi, n'aime que moi, et je serai ta femme, ton amante, ton esclave, ton chien. Je baiserai tes pieds. Je mendierai s'il le faut. Mais aime-moi, n'aime que moi.
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C'est stupide de priver une pauvre femme comme moi de son bonheur et de sa vie sous prétexte qu'elle dort ! Allez, je le répète, c'est stupide, c'est admirable, c'est adorable !
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Je t'écris tout ce qui me passe par le cœur.
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Je t'aime plus que tout au monde, plus que la vie, plus que … cette dernière comparaison est au ciel, là, je dirai que je t'aime plus que Dieu lui-même.
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Je suis dans un paroxysme de bonheur, de joie et d'orgueil. Je suis heureuse de t'aimer. Je suis fière de t'appartenir.
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Oui, mon cher petit Toto, au lieu de gribouiller de l'amour cul par-dessus tête dans mon encrier, j'aimerais mieux trifouiller pêle-mêle avec vous.
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Mon Dieu, est-ce que tu m'aimerais moins, c'est-à-dire plus du tout, parce que le moins en amour, c'est moins que rien ou plutôt c'est le désespoir et l'enfer ?
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Quand viens-tu coucher avec moi ? La question est un peu féroce, n'est-ce-pas ? Mais moi, je n'y vais pas par quatre chemins, si j'ose m'exprimer ainsi, et ce n'est qu'au lit que je me sens de force à lutter avec toi pour l'abondance et la richesse d'expressions qui me manquent absolument, chaussée et corsetée.
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Te désirer toujours dans la solitude et dans l'oubli, t'aimer toujours seule, c'est un fardeau bien lourd quand on aime comme je t'aime …
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*Juliette Drouet « Mon grand petit homme »
Mille et une lettres d'amour à Victor Hugo
Choix, préface et notes de Paul Souchon
Éditions Gallimard