PROVENCE PROFONDE
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L'abbaye de Montmajour, proche, fut-elle édifiée pour exorciser la barbarie, la superbe des Baux ? Sur une butte – à l'origine, une île –, des ruines majestueuses et éclatantes proclament la pérennité de ces vertus que sont la rigueur, la droiture, le dépouillement. Elles témoignent qu'il n'est pas de hauts lieux que temporels, et que le chant grégorien peut faire pièce aux clameurs des hommes, aux vociférations de la roche.
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La pierre parle haut. La Crau sèche fournirait assez de cailloux roulés par la Durance pour lapider plusieurs armées de géants, ou pour y construire une profusion de bergeries. À la fois steppe et hamada, le soleil et le mistral s'y vautrent à l'envi, cependant que le mouton d'automne ou de printemps engage son museau entre deux galets. Voici, déversée, répandue, ou chue comme grêlons informes, la pierre en sa multitude désordonnée. Mais qu'on l'élise, l'assemble avec discernement, et elle vous édifie une demeure, pave les rampes des villages avec leur escalier médian de basses marches ; elle soutient les terrasses cultivées, dites ici restanques ; elle borde un chemin ou un verger.
Grossière mais tendre, la pierre se laisse ennoblir par le carrier quand on la destine aux bastides, châteaux, chapelles et abbayes. Elle, qui est le raideur même, consent à se ployer en arches et en voûtes, s'arrondir en absides. D'une nature peu conciliante, elle se laisse si bien polir et ajuster, que nombre de pans de muraille n'offrent d'aspérités à notre paume.
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Que les savants bâtisseurs de Montmajour ou du château de Tarascon me pardonnent : le désir me vient, du plus loin, d'apposer ma main sur un mur d'enclos en pierres sèches ; sur son faîte écailleux comme échine d'iguane, fait de pierres plates accolées en oblique sur chant. Le regard réjoui d'une tapisserie minérale aux teintes d'ocre jaune, de gris bleuté, de parchemin et de sable que, toujours, un rose épars vient fondre et mordorer, je me pénètrerai du grain de la pierre, à peine m'égratignant à sa rugosité. Devant un mur en grand appareil, la préméditation du constructeur, ses efforts d'agencement, s'évanouissent dans la stricte ordonnance de l'édifice. Et certes, je conçois qu'on veuille effacer, par la perfection, les traces du labeur ; mais devant un mur de terrasse, un mur de maison non crépi, je lis les innombrables balancements de l'œil et de la main du maçon pour choisir le moellon, lui assigner sa juste place et l'y assujettir – ce qui préfigure l'art du marqueteur, du mosaïste. Quant aux bories où une science de l'équilibre nous vaut, par retraits successifs, des coupoles de pierres superposées sans mortier, ce qui paraît dans ces murs à mains nues, jointoyés d'ombre, patinés de soleil, ce sont, conjuguées, l'austérité du sol et l'ingéniosité de l'homme, son goût inné jamais plus manifeste qu'en ces villages où s'éploie, toitures comprises, le spectre de l'ocre mêlé de rose.
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– « Ce qui, dans cette contrée, me réjouit d'abord, dit Dieu, c'est la vue des toits de village. Dirait-on pas des brins d'osier d'égale longueur, mis à sécher côte à côte, de part et d'autre de l'arête faîtière ? Et c'est blond, et rose, et rouille, taché de gris dans les parties croûteuses. Cette rigoureuse vannerie de tuiles rondes m'est aussi douce à l'oeil que la jonchée de paille sur l'aire où l'on bat le blé. Et j'aime que les villages se pavoisent des couleurs mêmes, pâlies, de leur sol : c'est publier leur appartenance. »
On invoquerait, en les voyant, le mot de la jeune Captive : « Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux », si beaucoup n'avaient pris, à la faveur du relief, de la hauteur avec l'arrivant. Tel s'est juché sur une épaule de montagne ; tel autre a colonisé une crête, comme font les coquillages de la quille d'un navire naufragé qui reposerait sur le pont – et c'est Ménerbes ; tel, encore, a escaladé un éperon, ou s'est plaqué à flanc de montagne comme on se mettrait, de son plein gré, le dos au mur pour préserver ses arrières. Que les façades se joignent en un rempart où chaque logis est tour de guet ; que le village soit comme une assistance où les seconds rangs se hausseraient pour voir, et c'est Tourettes-sur-loup.
On pourrait dire altiers, voire farauds, ces gros yeux d'insecte, à facettes, et penser que l'habitant entend traiter d'égal à égal avec l'espace, la gent ailée, les nuages, les étoiles. Il faut plutôt y voir le souci de n'être pas pris au dépourvu et, surtout, pas à revers. Aussi chacun de ces « nids de guêpes » pourrait-il faire sienne l'appellation d'un lieu-dit, sis près de Grambois : Regarde-moi-venir.
Sans doute. Il reste que j'interrogerais volontiers ceux qui firent choix de tels sites : « Je sais que devoir faire face au vide raidit les nuques, cambre les reins, mais nul vertige ne vous gagne quand vous considérez, de votre balcon, de votre fenêtre sans rambarde, le précipice aérien ? Le porte-à-faux de vos murs ne se communique pas à vous ? Il me semble que vos murs esquissent un mouvement de recul devant ce qui sait avoir tout son temps et dont la puissance d'aspiration, de sape, et d'absorption vient à bout des citadelles. (Ainsi de ces femmes d'autrefois qui finissaient par se rendre au terme d'un long siège assidu, et respectueux – et que tomber, alors, comportait donc, dans le temps de la chute, une volupté ineffable !)
Un village de plaine, de bassin, draine à lui les ressources d'un terroir. Perméable aux alentours, nulle menace latente ne le rassemble, ne le ramasse sur soi. Aussi peut-il s'épier de fenêtre à fenêtre. Le village perché se voue à un guet indéfini de garnison d'Orsenna ; à une expectative illimitée qui se résout en ennui. Et l'âme qui s'étiole, de soupirer : « Ah ! que nous vienne, du dehors, de quoi nourrir notre chronique ou, à défaut, qu'un fait-divers, fût-il scandaleux, un incident, une intrigue, quelque vicissitude, nous tire pour un moment de cette léthargie insidieuse que souligne, plus qu'elle ne la rompt,la cloche de l'église ! » (Et si tant de villages qui entendaient bien le prendre de haut, s'étaient abandonnés, de guerre lasse, à la pesanteur, parce qu'ils étaient soutirés, par le vide, de leur élan vital, et perclus de vaine attente ?)
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La Provence ne nous offrirait pas une telle crue de couleurs si elle n'était un pays pétré : quel nuancier illimité on ferait ici avec la seule gamme des gris et des ocres d'une roche partout présente... Il est maints lieux où la pierre parle bien plus haut, mais où s'exprime-t-elle plus diversement ? Elle est dans les croupes à la végétation sporadique, hirsute, tel le pelage élimé d'un vieux fauve en sa cage exiguë. Elle est dans les versants ravinés par les griffes d'un plantigrade antédiluvien, et cela fait – Alpilles ! – des alignements de monstrueux tibias couverts de mousses et moisissures comme autant de scrofules.
La pierre est dans les falaises auxquelles un hameau a demandé protection (et qui lui font, de surcroît, office de cadran solaire), et ce sont là des falaises suzeraines, mais combien d'escarpements tiennent lieu de podium, de piédestal, à des villages sur le qui-vive, qui entendent « voir venir » du plus loin ; et c'est, à la façade, toujours quasi muette, à qui se haussera le plus, l'avant-toit en guise de visière, ainsi qu'on porte la main au-dessus des yeux pour mieux concentrer sa vue.
Le danger a disparu, mais les villages, sur leur éminence rocheuse, continuent de se raidir, cascades pétrifiées, étrave de quelque vaisseau de haut-bord frappé d'un songe, ou à jamais en bassin de radoub.
Parfois la pente et l'abandon conjugués ont fait, d'un village défensif, un éboulis de moraines frontales déposées là par quelque glacier disparu ; mais que de bourgs opposent toujours un seul front aux séductions du vide !... Façades aux portes cintrées, aux frontons sculptés, aux mascarons ; ruelles au pavage inégal que jalonnent des arches et des voûtes ; escaliers grossiers où la pierre, de chant, se fait contremarche, c'est la rugosité et la noblesse de la roche que l'on affirme.
Tirés de celle-ci, les villages perchés s'en dégagent mal comme s'ils n'en étaient qu'un avatar cristallisé. Qui a vu Les Baux sait à quelle intrication peuvent atteindre faciès sédimentaire – originel – , et faciès « métamorphique » – œuvre de l'homme.
Que la Provence soit un pays pétré, le ciel même en témoigne, minéral, cependant que le soleil maintient un galet brûlant – de la Crau ! – sur votre nuque. Et qu'est-ce que le mistral, sinon une furieuse transgression de quartz hyalin ?
Que la Provence soit un pays pétré, le ciel même en témoigne, minéral, cependant que le soleil maintient un galet brûlant – de la Crau ! – sur votre nuque. Et qu'est-ce que le mistral, sinon une furieuse transgression de quartz hyalin ?
Ici, comme en tous lieux, terre et pierres des versants cèdent à la pesanteur, glissent ou roulent au plus bas où se démettre indéfiniment.
Loués soient donc ceux qui relèvent les murailles éboulées ; qui d'une pente ravinée, aveulie, font un étagement de gradins cultivables. Pourvoir une colline de contremarches, c'est la rendre allègre, c'est lui donner la noblesse des pyramides aztèques.
« Je maintiendrai ; je rétablirai », dit l'homme qui, d'un œil sûr et prompt, appareille les pierres faites pour s'épouser, l'ombre pour seul liant. « Et que le paysage s'en raidisse et fasse front ; que la lumière cascade de terrasse en terrasse, au lieu de s'épancher et de se perdre parmi la ronce et la pierraille ! »