LA SAINTE-VICTOIRE (1)
Si j'ai consacré tant de pages à la Sainte-Victoire, c'est pour l'avoir considérée telle qu'en elle-même, et non avec le regard réfracté de son peintre ; dans son déploiement et non dans le faciès qu'il illustra. Avec, en outre, le sentiment que cette montagne ne tenait pas, dans les écrits des voyageurs, la place que sa singularité appelait.
Car elle est, comme les îles ou le Mont Saint-Michel, l'une de ces éminences rayonnantes où les anges posent avec faveur le pied quand ils descendent unir de leur chant les règnes de la Création et préparer les noces du Ciel et de la Terre.
Le singulier relief... Étiré, il se raidit à l'ouest, mais s'achève à l'est en soubresauts et hoquets décroissants. Qu'on nous parle plutôt du proche Ventoux ! Pattu, ramassé, son sommet en coupole d'observatoire, il affirme à la ronde la puissance tellurique ; il est le dignitaire que le Massif alpin a délégué auprès des collines vassales.
La Sainte-Victoire, en revanche, est telle ces lames de fond nées d'un séisme qui, passant outre le rivage, dévastent les provinces littorales. Simplement s'est-elle figée à l'instant du déferlement, épargnant la campagne aixoise.
De la vague, elle a la dissymétrie des versants, la crête flexueuse, et cette façon d'accourir – ou de courir sus – des oiseaux à vol nul. Elle montre de surcroît qu'une vague fossile peut faire un assez beau diadème minéral.
Nous demanderons au géologue de nous instruire sur la genèse de la Montagne, sur l'origine des gros bancs de calcaire jurassique, des minces bancs de calcaire crétacé qui lui permettent de si bien rire au soleil des après-midi, à la façon, précisément, des vagues océaniques.
L'homme de science nous dira encore le vrai, touchant les terres rouges qui s'amoncellent au sud. Il nous dira, mais je continuerai de voir là le sang versé, en l'an 102 avant notre ère, par les deux armées qui, selon certains, s'entre-saignèrent au pied du rocher : l'une descendait de régions barbares, et l'on imagine cent hordes mues par la faim qui, après avoir convergé comme les rivières en un bassin fluvial, s'apprêteraient à subvertir l'ordre romain ; l'autre était composée des légions de Marius. Rome l'emporta sans se douter, faute d'une nouvelle Cassandre, que ce n'était là qu'un sursis.
Est-ce cette victoire que commémore, déployé au ras du sol, l'étendard de la face sud ? Ou le nom serait-il, altéré, celui d'une incertaine déesse Venturi, de l'âge celte ? Il n'importe, puisque tant de candeur érigée induit la pureté autant que neiges éternelles, et non moins la sainteté des autels de juin assiégés de lys ; puisque la surrection – à bout de bras ! – d'un si redoutable cimeterre perpétue l'exploit.
La Sainte-Victoire est une montagne pour un héros sans tache, à l'armure d'argent. Autant dire pour Siegfried ; et qui ne voit, encore reflétée par la face sud, la blancheur des cygnes qui tiraient sa nacelle ?
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Pourquoi n'aborderait-on pas la Sainte-Victoire par le nord ? Mal aimés de l'homme pour leur austérité, l'aspect rechigné de ce qui doit croître sous une chape d'ombre, les ubacs ont de quoi captiver : ils appartiennent à cet arrière-pays qui ne saurait être qu'un lieu à flottements, désordres, confusion, esquives et sans doute maléfices. La forêt les ensauvage – que hantaient seuls les charbonniers ; le soleil s'y hasarde comme on visite les pauvres.
Ici, le versant est tel ces toits d'appentis qui, dans les pays aux longues pluies, aux vents assidus, descendent jusqu'au sol. Ni lauzes ni ardoises pour le couvrir, mais des dalles se chevauchant, dont le pendage se révèle par les dégradés du manteau végétal.
Un toit d'appentis ? L'œil quête en vain le bâtiment principal. Faut-il croire qu'il s'est effondré et que nous sommes en présence non de dépendances mais des contreforts d'une basilique à la nef béante qui pousserait au ciel, comme à Cluny, une interminable imploration ?
Gagnant la ligne de crête, nous saurions ce qu'il en est : là seulement on a part à la fois à l'avers et au revers ; les vues s'y affrontent et s'y aiguisent ; tous les lointains accourent s'y mesurer ; un invisible fléau ne cesse d'osciller sur ce qui est couteau de balance : une arête de montagne est ligne de grand discernement !
Mais, du pied même du versant, comme on voit bien le relief se cabrer devant quelque réalité insupportable qui nous échappe, offrant ainsi au mistral le tremplin où bondir pour s'abattre plus loin en nuée rapace... Le relief se cabre et chênes pubescents, pins sylvestres, ifs et buis, d'en entreprendre l'escalade.
Levée en masse. Au bas, dans la vallée, peupliers blancs, peupliers noirs, platanes et frênes, saules cendrés, assistent leurs frères intrépides dont la troupe s'essouffle en taillis, s'éclaircit à mesure, et finit par laisser la palme à une pelisse de plantes herbacées, noire comme la mousse des rebords de vieux bassins.
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Or, ce versant aliforme, image d'une intrépidité dans l'assaut propre à enlever toute position adverse, ce versant se rompt net en ouest et nous laisse interdit devant un abrupt dénudé qui tient de l'éperon et de l'ergot, de la proue fracassée et de l'iceberg qu'elle vient de heurter.
Qui ne saurait, de la Sainte-Victoire, que cette face, croirait à un mont isolé, sans autres attaches avec l'alentour que les croupes boisées qui font office de flancs-gardes ; il verrait là l'un de ces pics massifs d'où naît une portée de fleuves.
Il penserait peut-être encore à une face de pyramide tronquée, n'était la dissymétrie des arêtes : celle-là même de la vague dans sa progression ; celle encore de la dune littorale menaçant forêts et villages.
Marine par son profil de forte houle, son aspect de fin-de-terre, de cap des tempêtes, de rocher de Gibraltar, la montagne fait encore figure d'amer, et davantage, de vigie. Elle, qui vit venir de loin les hordes barbares, continue de scruter l'Ouest, là où se tiennent l'Atlantique et ses pluies qui durent, et sa route des Indes ; l'Atlantique, tombe d'un soleil plus lourd que l'eau ! On y discerne même, tout en haut, la souche d'une puissante cheminée sur pignon, telle qu'il s'en trouve sur les côtes tempétueuses.
La merveille est qu'une aussi pesante réalité, si bien assise, puisse néanmoins relever de l'apparition, d'une épiphanie. Dans une échancrure de rameaux, sombres du contre-jour, s'élève en fer de lance une clarté grise, ocrée, parfois aussi resplendissante sur le ciel que le marbre du Tahaj Mahal, au bout de son bassin. Nul glacier, nul névé, mais l'éclat des grandes Alpes comme si les forces telluriques avaient fait ici leurs gammes. Le pic demeure latent, entre ces branches de compas mi-ouvertes ; le pic auquel les millénaires ont donné une silhouette de burg en ruine sans que s'évanouisse le lustre premier : on capte ici le soleil comme les grandes paraboles à l'écoute des mondes recueillent les ondes cosmiques.
En cette face, se résument la montagne, ses fondations à toute épreuve, son amoncellement minéral sur quoi dévale le ciel, sa fonction de pivot ; sa présence, en bref, avec laquelle les yeux doivent traiter, à peine s'élèvent-ils. L'arbre le plus majestueux, la plus féminine des collines, doivent se subordonner à ce qui entend bien être le point de mire. Au reste du paysage de se composer en conséquence : toute vue dont cette éminence ne serait pas le cœur, le foyer, connaîtrait le déséquilibre du tableau dont l'attache est mal centrée. Les ramures graciles qui, dans la brise, encensent à la façon des chevaux, paraissent n'avoir d'autre raison d'être que de mettre en valeur la stabilité, la permanence de la masse. (Et l'œil de chercher, sur le ciel, le fil – vertical ! – que tend celle-ci ; voire la main de maçon ou de sondeur qui le tient.)
Réfléchissant le jour, offerte aux fastes du couchant, une telle face est, pour le peintre, délice et tourment – et jamais plus que sous un ciel de traîne, quand des convois de nuages nuancent sans cesse les couleurs qu'elle doit à l'heure et à la saison. Chaque étoupe d'ombre qui effleure la paroi y approfondit un creux, y dispose un instant le cœur d'un pavot, et ce sont toutes les teintes proches qu'elle gauchit. Une pensée mélancolique erre par la roche, met en relief de grises circonvolutions cérébrales, et, pour un temps, la montagne rumine son passé immémorial de grandeur dès l'origine outragée.
Une brève embellie, entre deux nuages, n'allège la masse que le temps d'une prière ou d'une dédicace : celle qu'esquissent les deux arêtes convergentes. Déjà, une nouvelle ombre rend le rocher à lui-même, à ses fissures aimées du buis. (Qui le contemple par temps variable croit surprendre une lente palpitation minérale.)
Mais que le vent restaure durablement la crête – en champ d'azur ! – dans sa force incisive, qu'on laisse montagne et soleil tête-à-tête, et tous les bleus nous sont promis : ceux, quasi laiteux, des lointains polaires ; ceux qui irisent la grasse laitance marine lorsque la plage revêt des teintes vieil or ; ceux des champs d'avoine verte que le vent moire, et jusqu'aux bleus massifs des soirs d'orage quand une chape sombre, ourlée d'un friselis orange, stagne au-dessus de la montagne. Et c'est là le temps du fronton qui, même déposé et pour partie déchu, nous parle encore avec quelle éloquence du temple qu'il couronnait.
J'invoque ici le spectre du bleu, mais celui de l'argent n'est pas moins riche à l'heure où le soleil fléchit, par temps clair. Voici des lueurs que l'on dirait venues du papier protégeant les tablettes de chocolat de jadis ; venues encore d'une étendue de cistes cotonneux, d'une oliveraie rudoyée par le mistral, d'un chaudron de rétameur. Voici, aux dernières heures du jour, la réplique de la montagne – Potosi ! – dont l'Espagne des conquistadors tira, durant des siècles, ses richesses ; voici, à l'entrée des mines d'étain, les monceaux de débris de roche que trient, agenouillées, les palliris...