La Sainte-Victoire (2)
Gagner la face sud, c'est voir l'abrupt mis en perspective ; c'est en sentir la hauteur cassante avant qu'il ne décroisse au levant, dans une cascade d'affaissements.
Un singulier plateau s'accole à son pied, comme le polypore au tronc du chêne ; un terre-plein qui, faisant office de piédestal, semble surélever l'escarpement. À le voir de loin, mal contenu par ses ceintures de blocs géométriques, on se croit en présence des remparts de Mycènes ou de Tyrinthe et de leur appareil cyclopéen. Mais non moins fondée serait l'image d'une gigantesque cuve enfouie, dont les bords crantés dépasseraient seuls ; une cuve comble – vendanges ! – d'une terre rouge caillouteuse.
Un plateau ou, plus précisément, un synclinal avec, ici et là, des relèvements de poupe de navire, des distorsions et des dédoublements dans son rebord, qui feraient croire à des plats ébréchés, mal encastrés, dans l'attente de l'archéologue qui les débarrasserait de leurs concrétions.
Mais pourquoi songer à tout cela, ainsi qu'à l'oppidum ou au pavois ? À l'évidence, l'Architecte a fait ici table rase pour donner un parvis à son temple, une scène au grand mur de théâtre. La terrasse a pu s'encombrer de conglomérats détritiques : l'horizontale – des stylobates – clive et gouverne de bout en bout le paysage, donnant à l'édifice une stabilité d'acropole.
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La longue face nord qui s'élance, s'essore, puis le faciès occidental relevé, prismatique, certes nous laissaient pressentir l'à pic. Il reste que nous ne l'attendions pas si péremptoire. « Composons... », nous disait le versant nord ; « Brisons-là !... » réplique cet autre dans une fin de non-recevoir proférée, propagée, d'un ton acrimonieux, avec une grossièreté de Barbare.
L'abrupt. Celui des forteresses qui se voulaient inexpugnables ainsi que Montségur ou le Krak des Chevaliers. Ce n'est que loin vers l'est que la crête s'infléchit comme rémiges d'oiseau en vol ; que la barre se disloque dans un embarras de rochers, telle une postérité turbulente et contrefaite, une fin de race ; qu'elle se dégrade selon une topographie « à chevrons » où il est aussi loisible de voir les grises encolures de chevaux primitifs buvant côte à côte, que la patte plumeteuse (où la serre se devine) d'un grand rapace, ou le bord ondulé d'une coquille de bénitier.
Les quelques hommes qui – à la façon des serfs à l'ombre du château – établissent au pied de la place forte maison, prairie, arbres de rapport, consentent à vivre sous une domination qui ne faiblira pas : cette muraille orbe est celle d'une tour de guet pourvue de maintes échauguettes en son sommet, là où le ciel a la miraculeuse délicatesse de la fleur d'amandier procédant sans entremise de l'écorce. Le chemin de ronde est implicite. Sans garde-fou ? Mais, pour le guetteur, la ruée des horizons – à plein torse – doit sans doute balancer la sape de l'abîme.
Il en est qui édifient leur demeure face à l'océan, assurés qu'ils ne se lasseront pas d'en scruter les visages, d'en interpréter l'inintelligible rumeur. C'est devant une mer fossile – en coupe – que se postent ceux qui choisissent de vivre au pied de l'abrupt. Et certains seront seulement sensibles à la solution de continuité, la même qu'entre plage et falaise ; au contraste du coquelicot et de la forteresse, de l'extrême nouveauté de la feuille et de l'extrême antiquité de la roche ; mais d'autres verront, dans ce front déployé, un rouleau de parchemin – à déchiffrer – qui passe infiniment en étendue les manuscrits de la Mer Morte ou la tapisserie de l'Apocalypse ; en difficulté, la pierre de Rosette.
Assises bousculées de quel coup d'épaule !, ployées sur quel genou ! puis redressées à la verticale ; parois rêches comme la face interne de l'os de seiche ou un bord de mille-feuilles, d'un gris de vieilles planches rehaussé de mouchetures et de coulées d'oxydation ; parois lisses, striées, des miroirs de faille – pour aigle royal ! – c'est là l'image d'une mer par gros temps qui tangue et roule sous les coups de poings d'un vent d'enfer. Et l'on voit, en filigrane, les vagues exaspérées saisies dans leur ressac ou qui amorcent un maëlstrom – ô torque, remous de pierre ou bien plutôt monstre marin qui va se mordre la queue...
Affrontements, chevauchements, accouplements, ruades et voltes et croupades, dévalements, bousculades et translations, quelles figures ne se trouvent ici intriquées ? Et jusqu'à des fronces de draperies, jusqu'à leurs mouvements ondés sous quelque brise interne.
Que lire de cohérent en cette page aux lignes raturées qui s'interrompent, se décalent, se superposent, et que l'auteur a biffée, cadranée, comme s'il n'était pas satisfait de sa relation de l'épopée ? Au vrai, qui pourrait transcrire avec fidélité les épisodes d'une gigantomachie ? À peine peut-on pressentir, devant ces faciès tumultueux, ces giclées de strates , quelle poigne se referma sur les placides assises sédimentaires ; quelles torsions – comme on essore un drap –, quels chassés-croisés, sursauts, ruptures, s'ensuivirent, qui nous valent ces contractures de tétanique, cette pétrification du masque de Méduse elle-même.
Il manquerait d'oreille, celui qui croirait vivre dans le silence, au pied de cette falaise : la pierre, ici, crie à l'égal de l'homme qu'on torture. Depuis cent millions d'années, monte une visible clameur de cette galerie des supplices – par le garrot, la roue, le carcan, la cravache – où l'échafaud est partout dressé. Une clameur heurtée, hargneuse et d'une raucité d'orgues basaltiques ; les huées conjuguées des pics et des gouffres s'ajoutant au vacarme figé. (Car ne manquent, en altitude, ni les abîmes ni les aiguilles : la crête de la Sainte-Victoire, c'est l'échine des grands iguanes des Galapagos.)