La Sainte-Victoire (fin)
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Nous avons le goût des paysages qui, à l'instar de la steppe, de l'hamada, du rivage marin, étirent latéralement nos paupières, et nous rappellent que vaste et circulaire est la Terre. Vue du Sud où, plus qu'une barre rocheuse, elle est mascaret minéral, la Sainte-Victoire appartient à ces panoramas devant lesquels nos bras s'entrouvrent pour l'accueil, notre âme à peine s'écarquille d'aise. Mais ceux qui font d'elle leur horizon accoutumé, s'assurent encore d'une vue aussi mobile que celle de l'océan. Silencieuse, progressant subrepticement, la lumière y a ses flux, ses reflux, ses étales. Mille cadrans solaires y disent la saison, l'heure, l'état du ciel. Le jour s'y peint mieux que sur un lac ; le jour anime la roche, la pollinise, lui retire une partie de sa rugosité : la pulpe de nos doigts l'atteste.
Que l'averse estompe la montagne, ou le brouillard où elle s'enfonce tel un navire, quille en l'air, et nous devrions nous réjouir que la Terre, là-bas, s'allège, qu'une présence tyrannique s'efface. Ne sommes-nous pas las de cet épais soulignement du ciel, à la craie grossière ? Pourtant, un étrange ennui nous gagne, ainsi que d'un visage aimé qui se déroberait. Déjà se forme en nous un voeu de grand vent salubre, de ceux qui récurent un paysage jusqu'à l'os : que demain, en ouvrant les volets, s'impose, irrécusable, le paraphe distendu de sa crête.
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Même par temps clair, la Sainte-Victoire ne s'affirme, au lever du jour, qu'avec lenteur. Aux vigoureux premiers plans (« Nous sommes buissons, bosquets, maisons, coteaux... ») s'oppose à l'arrière un simple décor de théâtre d'aspect blafard, que des houppes de brumes effleurent – finesse de vapeurs contre finesse de grains de loess.
En vain le jour lui enjoindrait-il de se montrer d'un coup sans voiles : « Allons, debout, la merveille des belles ! » La montagne est telle que ceux dont les songes, à leur réveil, dissolvent encore à demi les traits ; et l'on voit bien qu'il y a là plus qu'un décor, mais la masse demeure indifférenciée : serait-ce un douar, au loin ? ou le rebord de la calotte glaciaire ?
L'ombre, cependant, blanchit, laitance en émulsion. Sous la clarté latérale du soleil, une troisième dimension surgit, qui modèle et discrimine. Un cliché, dans le bain de révélateur, nous livre, seconde après seconde, les linéaments puis l'ordonnance du paysage, et jusqu'aux détails extrêmes prisés des miniaturistes. Ici, ce sont des ressauts, diaclases, éperons, éboulis, qui éclosent à la fois, soutachés d'une lueur ou soulignés par une ombre. La raideur, la dureté. Cela ressortit à l'ossature, aux articulations soudés, aux fractures ouvertes aussi. Ce n'est plus le décor de quelque épisode des Nibelungen, mais, taillé dans l'albâtre, un témoin capital de l'ordre minéral. En bref, la roche et son très grand âge dont elle fait étalage, et puis ce quant-à-soi dont elle ne saurait se départir, son absence de manières, ostentatoire, que traduit l'expression : « C'est à prendre ou à laisser. » La roche, oui, et ses abrupts qui vous rétorquent indéfiniment. Pied à pied.
Où sont, les portes de la vieille armoire grand ouvertes, les empilements de draps écrus, des falaises de Douvres ou d'Etretat ? Même à distance, on voit ici le tohu-bohu des entrechoquements, des déversements ; on perçoit l'acerbité des reproches adressés au Créateur. La terre arable nous dissimule l'écorce ; crevant la contrée qui porte racines, feuilles, fleurs et fruits, la pierre ici surgit, et si monumentale que le temps seul en aura raison.
Ceux dont les fenêtres donnent sur la mer ont leurs yeux pris en charge par les flots et entraînés au plus loin, là où la rêverie a l'un de ses foyers. Habiter face à la Sainte-Victoire, c'est avoir son regard rebroussé avec rudesse et quasi rudoyé. Il faut le lait de ciment, la poussière d'alumine dans lesquels certains jours plongent l'abrupt, pour que les rictus se muent, se fondent en un large sourire.
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Que le soleil s'élève davantage, et l'on ne doute plus que le dispositif de défense soit en place. C'est là un langage de stratège ? Mais la barre rocheuse nous y invite – mur de forteresse dans l'attente de l'assaut. (Au vrai, reste-t-il quelqu'un dans la place forte, à en juger par ces désordres en la muraille que nul ne s'emploie à réparer ? À moins qu'on ne tienne toute attaque pour improbable – ô désert des Tartares !)
D'assaut, il n'y aura, pour un long temps, que celui du soleil aux prises avec les moindres aspérités – encore serait-il plus juste d'y voir un glissando de pianiste sur un clavier muet, et démesuré.
Nulle monotonie n'est ici à craindre : il suffit d'une efflorescence dans le ciel pour que le gris s'accuse, que la roche s'humecte, et que nous songions à des scories, voire à des jonchées de mâchefer, accrochées à l'abrupt. Et l'on dirait d'une pensée importune passant sur un visage ; d'une montée d'ombre comme, sur le front de la timide, une soudaine rougeur.
Une éclipse, cependant, n'assombrit pas celui qui sait que le soleil va reparaître. Et, de fait, à peine la face de la montagne nous semble-t-elle soucieuse et peut-être sourcilleuse, qu'elle retrouve, élargi, son sourire ; qu'elle nous le communique avec un « À la bonne heure ! » de soulagement. Ainsi se succèdent les jeux silencieux de l'immuable et du fugace, avec leur part de surprise dans la distribution du clair et de l'obscur : quelle région, lors du prochain nuage, recevra la visitation de l'ombre ? Quelle, toujours éclairée, se portera en avant tel un torse qu'on bombe ?
Ce versant est l'adret. L'après-midi le voit à son affaire qui est d'accueillir et de refléter la lumière sur son miroir dépoli, envahi par le tain, mais à mille faces. Ce versant regarde vers le midi, ses ruches, ses treilles, ses auvents d'espaliers , ses vignes, ses vergers – et c'est, par les airs, un même mûrissement de miel. Il regarde vers le Sud et ces îles, tout là-bas, où se tient le bel Ailleurs des palmes éventant votre paresse.
Ce versant est l'adret et voici le temps de l'offertoire. Là-haut, le dieu ne cille plus que l'aigle qui semble avoir toute la crête pour rebord de son aire. L'espace est vertical à l'image de la roche ; le temps fait des pointes – et c'est alors que la lumière entreprend l'éloge du calcaire : une Sainte-Victoire de grès ou de granite n'accueillerait pas si avidement le jour, ne renverrait pas sur la contrée – sur le monde ! – un tel éclat. Il n'y aurait pas, au fil de l'après-midi, sur ce front de taille, l'heure du calcaire grossier, au blanc cassé, et celle de l'étincelante calcite ou du récif corallien ; et ce sont autant de modalités de la candeur, que la roche expose et rayonne. Intraitable est la barrière rocheuse, mais cette intransigeance se pare des prestiges de l'hermine, du givre, des draps mis à sécher dans le pré, sur l'étendoir, et notre œil s'en épanouit, qui se souvient de la lumière des chutes du Zambèze.
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Avec le déclin du soleil, les entailles, les auges s'accusent, et les ressauts des strates redressées, et leur liant. Des ombres mettent leur griffe sur le versant, telles qu'au bas d'une plage ravinée par le reflux ; les anfractuosités se multiplient, et les fausses entrées de grottes. L'abrupt montre les dents – visible est leur craquètement ! – et l'on perçoit, très distinctes dans la mâchoire fermée, ici des incisives ébréchées, là de grosses molaires gagnées par la carie – toutes, de surcroît, sans émail et comme déminéralisées. Et nous voici aussi surpris, devant tant de rugosité, qu'à découvrir, sous le microscope, une surface qui nous semblait lisse.
Si la cendre du jour épargne encore les feuillages proches, elle tombe avec prédilection sur le relief – pour prolonger la sédimentation ? pour déposer, dans toute cavité rupestre, le levain du lendemain ? ou en guise de baume sur tant de difformités ? Moelleuse, une paume passe, très lente, d'un bout à l'autre de la chaîne des rochers ; et le « Sois sage, ô ma douleur... » de s'imposer à nous.
Oui, le soir descend : la lumière rasante ne fait plus saillir que les bréchets les plus proéminents ; et les bleus, les mauves violacés – de pointes d'asperges – dont elle imprègne tous les rencognements sont ceux-là mêmes de l'écume marine à la fin d'un beau jour.
Venue de l'ouest, c'est une lueur de règne s'achevant, quand le souverain promulgue ses ultimes rescrits, puis adresse ses recommandations au dauphin devant le corps des dignitaires souvent perclus.
L'heure est aux huiles saintes ; et que l'onction n'épargne aucune apophyse de cette échine de coxalgique !
Sous le ciel vide, tel une citerne à sec, l'ombre l'emporte ; l'ombre double la muraille d'une sombre enceinte. Alors que le proche carré de seigle hisse encore, à bout de tiges, une incertaine blondeur, là-bas, la longue façade de pierre s'est déjà muée en sarcophage. Que vienne tout à fait la nuit, et elle ne sera plus, jusqu'à l'aube, qu'une pesante portion de ciel que l'on eût privée d'étoiles.
Jusqu'à l'aube, jusqu'à l'aurore où la chaîne retrouvera son élan, sa flamme, son ample torsade et son déhanché de Victoire de Samothrace.
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Que celui qui, profitant de ce nouveau jour entreprendra l'ascension de la Sainte-Victoire ne quitte pas des yeux le chemin, puis le sentier de pierraille, toujours prompt à composer, qui bronche sous le pied ; qu'il n'ait qu'un regard latéral pour une corniche, un pin d'Alep, un éboulis de genévriers, d'euphorbes, de globulaires ; pour l'affleurement d'une strate ployée, un replat, un ravin... Qu'il s'emploie seulement à se mesurer, par la ruse, avec la pente ; qu'il reste sourd à la meute, en son dos, d'on ne sait quoi, et ne se retourne avant d'avoir atteint la crête.
Alors il se verra pris dans un vertige de vents et d'images voletantes ; assiégé par des hordes de vues convergentes, et c'est une telle ruée, à la ronde, des lointains extrêmes, que le sol cesse d'être sûr sous vos pieds, que l'homme – à abattre ! – en vacille, ses yeux, sa main en quête d'une rambarde.
Toute une mer montueuse vient battre le pied de l'île longue, et la barre du Cengle fait alors figure de barrière de corail. Toute une mer, mais aussi bien une forêt aux bleus meurtris d'orage, où les plus larges routes sont lacis de sentiers montant, après force délibérations, à l'assaut du plateau ; où des lacs contournés sont autant d'incrustations de turquoise.
L'homme fustigé d'horizons vacille mais demeure debout comme si les poussées, égales de toute part, s'annulaient. Et peut-être est-ce un hourra en son honneur qui monte de la multitude. Le beau pavois, mi-bronze, mi-vieil argent, que celui où il s'est hissé, à hauteur d'aigles... Une ovation de la Terre salue son exploit, et tous les tributaires d'accourir en foule.
Que d'autres affrontent les cimes aux neiges éternelles qu'on voit vers l'est ; il lui suffit de reconnaître au nord l'échine soutenue du Luberon couché, à l'étable ; le profil du Ventoux pondéreux, au port pataud ; celui, plein de repentirs, de la montagne de Lure... Et qu'il se tourne vers le sud, s'il veut voir à ses pieds, au-delà d'un opulent bassin, la courbe flexueuse, avec des pics de fièvre, de la Sainte-Baume, et, à la limite du visible – mais n'est-ce pas un mirage ? – la grande saline outremer.
Et c'est assez pour se croire comte de Provence.