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Un homme vint, auquel la Montagne doit le rayonnement qu'elle a désormais de par le monde. Un homme vint, qui était peintre, et l'on fut témoin de l'une des plus hautes aventures plastiques, spirituelles qui soient : l'union indissoluble, infracassable, de l'artiste et de son modèle.
L'amateur de peinture sait que le regard de Courbet flotte toujours autour des falaises d'Etretat ; celui de Monet, sur la façade de la cathédrale de Rouen... ; mais le réel n'en est pas modifié – ou il reprend aussitôt ses droits. Ici, on ne saurait prononcer le nom de Sainte-Victoire, que celui de Cézanne ne lui fît écho, au point que peintre et modèle pourraient figurer dans la galerie des amants célèbres.
Nul coup de foudre, cependant : la Montagne ne sera longtemps qu'une présence familière. (Ainsi ne s'avise-t-on pas que la compagne de vos jeux d'enfant, de vos échappées d'adolescent, est femme en puissance, et celle-là même que le sort vous destine.) Et le peintre a trente ans quand elle apparaît dans son œuvre, simple excroissance de la Terre, excentrée, erratique, appelée, dirait-on, par la tranchée, comme l'excavation appelle le monceau de déblais, ou certaine entaille, le membre turgescent. Le peintre a trente ans et sa main est encore pesante, circonspecte. Sa touche appliquée, grasse et torse, éteint toute vibration.
Il faudra dix ans, après cette unique effigie, pour que la Sainte-Victoire devienne un « thème inébranlable » du peintre. Parce que celui-ci ne perçoit toujours pas les ressources picturales qu'elle recèle ? Ou bien plutôt parce qu'il ne peut la voir tant que son art ne lui permet pas, non de la représenter, mais de l'exprimer ? Ce n'est qu'à partir de 1880 qu'il la tiendra, selon ses termes, pour un « motif étourdissant ».
C'est une montagne : garante de la pérennité dont le peintre est en quête, gardant indéfiniment la pose, elle offre une face abrupte où discerner ces structures qui, n'en déplaise aux Impressionnistes, doivent sous-tendre la peinture ; une face, en bref, où la profondeur s'expose. Et qu'elle soit triangulaire est une double aubaine : tel est l'empattement de la montagne, qu'il donne au paysage une stabilité à l'épreuve des libertés éventuelles de l'artiste ; cependant que, dans les côtés, s'épurent deux mains jointes levées pour l'invocation, à moins qu'on n'y voie une réplique de l'ogive dont les grandes baigneuses se couronnent, voire du dais de L'Éternel féminin, si semblable à la commissure supérieure des nymphes.
L'approche est prudente. Jusque dans les années 1890, Cézanne demande à un bouquet d'arbres, au tronc d'un pin et à ses branches – en marge, à la façon du donateur – de l'introduire. À la guirlande de rameaux du premier plan, de circonvenir la Montagne, à l'horizon, en en épousant le profil. C'est toute une contrée – bassin, poche d'espace – diverse et colorée, où champs, maisons, route, viaduc, demeurent identifiables, que l'œil doit traverser pour atteindre l'éminence. Et Poussin eût souscrit à des paysages si heureusement composés, que tous les éléments du décor y appellent et suscitent l'émergence.
Juxtaposées, parfois se recouvrant comme des lauzes, les touches dissocient les apparences pour que sourde enfin le réel. Le paysage n'est plus donné, définitif – étanche au regard : il achève de se mettre en place, il procède aux ultimes ajustements. Les étendues qui s'y déploient prennent des libertés avec la perspective ; au prix d'infimes bousculades, les choses y cherchent leurs contours ; il n'est de formes, de couleurs, qui ne bronchent imperceptiblement ainsi que dans les jours de touffeur, mais tout ici a une fraîcheur, une nouveauté d'après l'averse, tout y soupire d'aise, et jusqu'à la Montagne qui exsude sa nacre.
Ah ! quelle taie couvrait nos yeux, pour que nous soyons, devant ces tableaux, tel celui qui, sur son seuil, s'éblouit du matin !...
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L'âge venu, Cézanne sent qu'il lui faut désormais tout oser s'il veut atteindre à cette « formule » dont il est en quête depuis ses débuts et qui se dérobe encore à lui.
Il n'y aura plus d'arbre intercesseur, de grand pin dont le branchage flexueux mime l'arête rocheuse, à l'horizon, mais une confrontation quasi physique avec la Montagne. Celle-ci continuera d'occuper le tiers supérieur du tableau, mais quelle présence accrue elle retire, malgré son éloignement, de l'effacement du pittoresque entre elle et nous !... Les perspectives raccourcies, rebroussées, redressées, on ne sait, la font plus que proche : immédiate. Il nous semble qu'elle a bondi vers nous – et le ciel et le sol en restent ébranlés.
Aux manœuvres d'approche, quand la montagne le tenait à distance, cambrée, cabrée, son profil en sentinelle, s'est substitué le corps à corps. À cela près que si le pinceau de l'artiste paraît courir au plus pressé – ici, là-bas, ici encore –, il n'est pas de touche qui n'ait été un long temps méditée aux fins de mettre à mal les apparences.
Fervent admirateur de Baudelaire, Cézanne sait que « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Et qu'il ait ou non lu Rimbaud, lui aussi en appelle à « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Comme doté de l'œil à mille facettes des insectes qui distinguent mal les formes mais perçoivent d'inconcevables couleurs, dont l'ultra-violet, Cézanne organise ses « sensations colorées » selon leur cohérence originelle ; il nous révèle, par la subversion des formes et des nuances, les affinités, dissonances, accords, rivalités, interférences, que la réalité la plus commune recèle.
Après des millénaires de soumission à nos regards accoutumés, le réel peut enfin proclamer ses droits, revendiquer toute licence, déployer son énergie jusqu'à l'émeute, jusqu'au chaos. Et que surgissent, montées des profondeurs, les gemmes le mieux enfouies. Il y a du gnome des légendes rhénanes, chez Cézanne : sous son pinceau, toute une cristallerie fait surface et convertit au minéral prés et bosquets, et le ciel même. Chacune de ses toiles est tel un coffre rectangulaire comble de turquoises, d'améthystes, d'hyacinthes, de cornalines, de saphirs blancs ou de grenats, encore mal dégagés de leur gangue.
Jouant le tout pour le tout, dans l'ivresse du créateur qui sait avoir raison contre tous et se revanche d'années de doute, d'incompréhensions et d'avanies, le peintre se fait ici mosaïste, émailleur, marqueteur, joaillier... Musicien ! La toile est plus pépiante de couleurs en quête de leur distribution, que L'Isle joyeuse de Debussy ; et ce n'est pas assez dire : Cézanne gagnant la face ouest avec son chevalet, c'est l'organiste titulaire montant aux orgues composer une toccata que n'eût pas désavouée Olivier Messiaen.
S'autorisant toutes les audaces – de coloris, de formes, de rythme –, le peintre ne se fait plus le traducteur docile, scrupuleux, d'un monde terni par nos regards ; il se comporte, sinon en démiurge, du moins en témoin de la première heure. Il nous impose sa vision, instante, irrécusable, d'une montagne non pas figée, percluse, mais surprise, avec ses alentours, en érection. Toute-puissance du tellurique !... Un monde debout, hérissé, se fait jour, dans la presse et le tumulte, aux cris de « Et moi !... Et moi !... » sans nul égard pour la perspective, les hiérarchies. Vigny voyait, dans la Nature, un « impassible théâtre » ; Cézanne nous la révèle travaillée de forces, traversée de vibrations qui excluent la netteté des contours, portée, emportée par le flux infini du Temps. Et si intense, encore, qu'un glacis bleu – le bleu des banquises et parfois celui des ecchymoses – recouvre toute chose, sans excepter le ciel ou la paroi rocheuse.
« Étonne-moi !... » semble dire la Montagne à ce peintre qui entend ne pas s'en tenir aux dehors et qui la révèle à elle-même, cristalline, coruscante. (À contempler les yeux plissés !) Alors la touche s'épand comme d'étroits sablons échelonnés, ou bien elle multiplie les exclamations – la foule des brefs surgissements des premiers plans préparant la surrection majeure, à l'horizon. Et la montagne, subjuguée mais debout, de rendre grâces au magicien : oui, il l'a dépouillée une fois de plus de ses oripeaux et, miracle, plus il s'affranchit de l'apparence et des règles de sa représentation, mieux il atteint le cœur de la cible. Si bien que c'est un « Touché ! » général qui s'élève des derniers tableaux, de ces paysages pantelants, hachés par une pluie de météorites, où formes et couleurs, prises d'ébriété, se résolvent en un lourd scintillement.