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Ix le servage
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Aux acceptatrices qui tirent de leur foyer leurs plus sûres joies, qui se veulent d'abord maîtresses de maison – et c'est une façon pour elles de perpétuer un art de vivre –, s'opposent toutes celles qui n'éprouvent qu'hostilité à l'égard de l'univers domestique. Et ces femmes-là aussi, il faut les entendre, tant elles sont légion. Qu'elles soient, de surcroît, mères de famille, et elles ont le sentiment, au soir d'une journée, au terme de leur vie, d'avoir sans fin tourné en rond. Et c'est peu de dire que l'herbe, sous un tel piétinement, n'eut aucune chance de pousser : jour après jour, elles auront foulé une manière de terre battue et rebattue, avec, pour horizon, des fenêtres, des façades, une chaussée, un bout de toit, un appentis.
J'entends un couteau crisser sur un légume, un traversin qu'on regonfle d'un coup de poing, l'aspirateur que l'on passe, des couverts qu'on dispose, une friture crachant comme chats en colère, des plats que l'on récure, une serpillière qu'on essore, de la vaisselle qu'on range, le va-et-vient précis du fer à repasser, et de nouveau le couteau qui crisse, l'eau qui chantonne, le couvert qu'on tire du buffet … Mais tant d'autres bruits encore, au long de ce jour trop prévu, où l'on aura tant monologué ! Sans préjudice des propos préoccupés ou irrités de l'homme, des pleurs et des cris d'enfants exigeants, capricieux, querelleurs.
Il est heureux que le harassement, au soir, dissuade la femme de dresser le bilan de ce jour : « Un enchaînement de travaux dérisoires, effacés à mesure, cela fait-il une réalisation que je puisse revendiquer pour mienne ? Tout un jour, j'aurai seulement endigué le désordre, rétabli la netteté, assuré des tâches de subsistance. J'aurai, tout un jour, expédié les affaires courantes. Et demain sera semblable et chaque jour à venir. Une guerre d'usure – une guerre de Cent ans ! – où l'on dissipe son temps à réparer, à colmater ; à remettre les choses debout ou selon leur cours naturel ; à redonner de l'éclat à ce qui se ternit. Le visage en permanence engagé dans le contingent, comme ils disent, le regard en quête de ce qui se relâche ou fait défaut, j'aurai traversé le jour tête baissée, à front buté, à front de fourmi. Dans une succession de gestes qui vous met entre parenthèses. En quelle saison sommes-nous ? Brièvement, dimanche après-midi, il m'a semblé que c'était bientôt l'été, mais comment s'y abandonner, quand on se sait vouée à la grisaille ? Et que vivre, s'apparente à un mal pernicieux ? Il ne comprend pas que j'aie besoin de m'acheter des fleurs, un foulard, n'importe quoi ; et de retrouver un instant celle que je fus. Ah ! s'il voyait l'état de l'âme, le plus souvent !... Un grand affaissement intérieur, la soumission au machinal, la durée uniformément tendue par l'écoute, le souci.
« Depuis que je vis en couple, j'ai cessé de m'appartenir, tout en n'apportant aux miens qu'un moi sans cohésion. Amoureuse, comme je pesais sur la terre ! Comme je m'éprouvais riche et savoureuse, à imaginer le don que je ferais de moi, bien rassemblée, jour après jour !... Alors que je dois enfouir, dédaigné ou jugé superflu, ce qui faisait ma singularité. La… distraction de l'homme, l'avidité des enfants, suffisant à vous mettre en coupe réglée.
« Je l'ai remarqué : les choses des hommes sont toujours importantes, et précieux leur temps ; les nôtres, non. Aussi trouvent-ils naturel que nous fassions le ménage sur la planète, afin que rien n'entrave leurs vastes entreprises… Que vienne l'enfant, et il nous faut dormir d'un sommeil aux aguets, et vaquer au quotidien, nos pas embarrassés de bras frêles et tyranniques. On nous veut à soi, du réveil au coucher et au-delà, puisque nous sommes le recours même, contre la faim, l'ennui, l'obscurité… »
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Innombrables furent et sont encore les femmes, sur terre, qui d'enfant en enfant, ne purent, ne pourront relever la tête qu'une fois leur vie de femme révolue. Leur bel âge se passant au logis, sans un jour où marcher haute, libre et déliée dans la rue, seulement occupée à humer les senteurs, à tenir tête au soleil. Quand la maison enfin paisible, elles purent se redresser, se regarder dans la glace, c'est une femme très lasse qu'elles rencontrèrent, une femme souvent hors d'usage, et toujours, de quelque façon, abandonnée. Une femme aux dépens de qui on a grandi, vécu, sans qu'elle ait pu se constituer un viatique pour la fin du parcours.
Par une ironie du sort, elle qui aspirait tant à avoir un intérieur ; pour qui il était capital d'ordonner un espace clos, de régner sur lui, n'aura pu y ménager « une chambre à soi » où se retrouver pour un moment, affranchie de toute obligation à l'égard des autres, libre de s'adonner à telle innocente passion. Et les appels, les cris, ne franchiraient pas les murs de cette pièce ; la porte n'en saurait être forcée. Elle serait l'asile, la cellule, où redonner ses chances au silence, à la musique d'élection ; le réduit, le fort, où retrouver son unité, son identité.
Plus encore que 1'exiguïté du logis, l'impossibilité de faire jamais trêve n'aura permis à la plupart des mères de trouver refuge dans leur propre maison, du moins sans mauvaise conscience. Pourtant, que les commensaux auraient donc à gagner à des intermèdes où il serait loisible à la femme de redonner voix et couleurs à son adolescence ! Que de couples s'en trouveraient fortifiés, qui se meurent faute pour l'homme d'avoir compris que des femmes ont, leur vie durant, la nostalgie du temps où elles pouvaient rêver, s'émouvoir d'un prénom, s'enchanter d'une attention ou d'un cadeau, s'exalter à la pensée de tant pouvoir donner.
La femme n'est pas l'éternelle mineure des misogynes : il lui faut seulement compter avec la jeune fille qu'elle fut, qui ne veut pas mourir, et supporte mal d'être méconnue, méprisée de l'homme, flouée par un quotidien banal ou sordide. Et quand une femme se résout à l'infidélité, il faut d'abord voir là l'irrépressible résurgence d'une adolescence étouffée, trahie, qui veut, pendant qu'il en est temps, s'assurer une chance de revivre.
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Servante, servante de l'homme, tel fut dans le passé le sort de la plupart des femmes et tel il demeure souvent, n'importe le continent, comme s'il s'agissait là d'une prédestination. Aux hommes de la tribu des Amars, en Ethiopie, la chasse, la garde des troupeaux – et la palabre ! Aux femmes, le soin de nettoyer la case, de nourrir, laver – et, vingt ans durant sans reprendre souffle, de donner à la mort près d'un enfant sur deux. Avec une souriante résignation (« la femme sourit ; l'homme ne sourit pas », dit l'une d'elles), qui rend les visages masculins plus frustes, éteints, absents. Et ces femmes d'une grande beauté, d'un noble maintien, et dont les couchers de soleil ou le feu du soir font de vivantes statues d'or, ces femmes de s'étonner : « Les hommes n'ont-ils pas d'yeux, qu'ils ne nous regardent jamais ? »
Mais pourquoi considèreraient-ils l'Autre, eux à qui tout est dû et qui déclarent, sentencieux, qu'il faut battre la femme pour s'en faire craindre, et pour qu'elle ne relève pas la tête ? Une femme de la tribu traduit ainsi les rapports sociaux : « Dans la famille, le garçon est une personne ; la fille n'est, dès sa naissance, qu'une invitée qui appartient déjà à son futur mari. »
Des femmes, sous nos latitudes, et parfois de bonne race, telle Héloïse, ont aspiré par amour à la condition serve ; mais le cœur n'eût-il pas parlé, que l'éducation reçue les aurait rappelées à leur devoir de disponibilité, de dévouement sans limite envers celui qui, à l'inverse de sa compagne, a des pensées sérieuses, des occupations et des charges d'importance. Et quand, à la tradition, au souci de la paix domestique, s'ajoute l'absence d'alternative pour qui vit dans la dépendance matérielle, il faut posséder une âme bien trempée pour refuser la soumission. Quitte à ce que l'homme puise en celle-ci une bonne part du mépris qu'il vous porte.
Enterrée vive la jeune fille, en vous, après qu'on l'eut privée de son nom, il vous restait de vous résigner, en invoquant la fatalité ; de vous résigner et de vous taire – ô silence des paysannes entre tous les silences de femmes, qui faisait dire à l'une d'elles, le rompant un instant : « Elles se sont si fortifiées de silence, d'abnégation, de renoncement, qu'on les dirait contentes. Elles n'attendent plus rien ni de cette vie ni de l'autre, ni de nulle part. Elles n'attendent pas, ne se plaignent pas, ne parlent pas ; elles ne désirent rien ; elles ne se souviennent pas même d'avoir un jour désiré. »
Aujourd'hui encore, à peine moins qu'hier, aujourd'hui où des foules de femmes demeurent bâillonnées par la crainte – et d'abord celle de la répudiation – quelle chape de silence font peser sur le monde tant de visages soudain mornes et gris et désertés à la seule vue du maître !...
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A suivre
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A suivre