x la rancune
« Que peut-il y avoir, ô mon amour unique,
De commun entre vous et moi ? »
Anna de Noailles
S'il me fallait répondre à la question : « Quel sentiment pour l'homme les femmes nourrissent-elles le plus communément ? », je dirais sans hésiter : la rancune.
Petite fille, jeune fille, on voulait un père tendre, attentif, qui vous comprît, mais non moins ferme, stable, fort, équitable. On n'eut souvent affaire qu'à un être préoccupé, distant, qui ne prenait garde à vous que pour interdire ou vous déprécier ; un être qu'on devinait faible, changeant, faillible, quand il n'était pas despotique et brutal.
C'était donc cela, l'homme, le dieu, dont on attendait tout ? Déçue, on opposait au réel un acte de foi. « Je me refuse à croire tous les hommes semblables. Celui que j'aimerai, qui m'aimera, sera délicat, généreux, et d'abord dans cet acte que j'appréhende et qui me fera femme. »
Si des foules d'épouses avaient pu et pouvaient témoigner de ce que fut, de ce qu'est encore, par le monde, leur « première fois », au soir du plus-beau-jour-de-leur-vie, on aurait là le réquisitoire le plus accablant jamais dressé contre le mâle.
– « C'est donc cela, l'homme ? » se demandait la petite fille, la jeune fille. – « C'est donc cela, l'amour ? », s'effaraient ces jeunes paysannes déflorées par un mari à l'haleine empuantie de vins, après l'un de ces repas où la plus basse vulgarité était de mise, – ou ces jeunes filles que la bourgeoisie livraient scellées à un viveur décidé à faire une fin honorable ; ou ces épousées d'aujourd'hui auxquelles il faut, comme il y a deux mille ans, trancher d'abord les fils avec lesquels on leur cousit les lèvres quand elles avaient dix ans, si bien que, pour elles, la nuit de noces prend figure de boucherie... – « C'est donc cela, l'amour des chansons, des poèmes, des romans, dont je rêvais, ce saccage de fin du monde, et cette humiliation, cet outrage, joints à la douleur physique ? Le pire des cauchemars, oui... – et quelle déconvenue ! »
Le ressentiment de celle qui se vit traitée sans aucun égard en une circonstance capitale à ses yeux risque d'être tenace. On lui doit souvent ces épouses sèches et vindicatives, promptes à piquer un conjoint qui, sans s'en douter, mortifia sa jeune femme. Parfois d'une remarque sur le corps qu'il découvrait ; d'un doute sur l'intégrité physique de l'épousée. Le plus souvent pour s'être conduit en soudard dans l'acte. Maints vieux hommes, accablés de criailleries, rudoyés à l'heure où ils ne sont plus à craindre, sont morts sans comprendre qu'on leur faisait chèrement payer l'image qu'ils donnèrent d'eux, un demi-siècle auparavant.
Il n'est pas même besoin d'une initiation décevante ou dramatique, pour que la femme voue à l'homme une sourde inimitié. Il suffit que l'excède, dans la vie commune, ce désir de mâle, toujours renaissant, qu'elle ne partage guère. Celle dont le corps n'a que des exigences modérées ou que la fatigue et les soucis n'inclinent pas aux jeux érotiques, en veut à l'homme de ne pas admettre sa tiédeur ; elle lui en veut d'une insistance qui la place devant l'alternative de refuser, en s'attirant bouderie ou violence, ou de subir, de guerre lasse, heureuse encore s'il ne s'acharne pas à vous donner un plaisir qu'on ne souhaite pas, ou du moins pas de lui.
Au ressentiment, à l'exécration, qu'elle voue à cet homme qui n'a cure de ses dispositions, le mépris se mêle, le mépris qu'on doit à qui se montre incapable de résister à ses instincts les plus bas. Lui, si pénétré de sa force, n'est, au vrai, qu'un être faible, que la chair obsède.
Si, dans l'animosité qu'on voue désormais à l'Autre, rancœur et lucidité se partagent le cœur, le corps n'est pas en reste. Puisqu'on en use avec désinvolture, il entrera en léthargie. Se laisser aller au plaisir, en serait-il même tenté, procurerait à l'homme une satisfaction de vanité. Et peut-être qu'à force de se faire insensible sous une main importune ou qui vous répugne, le conjoint se découragera de palper, de caresser du marbre.
Coupée de ce corps dont on dispose légalement contre son gré, la femme n'a plus alors de scrupules à l'engager « ailleurs ». – « Dès lors qu'on m'a dissociée de lui, pourquoi me sentirais-je blâmable d'en disposer à mon gré ? Voire de le monnayer sans scrupules ? Ce ne serait là qu'un moment déplaisant à passer, les yeux au plafond. »
L'homme en veut à la femme de ne pas avoir son goût lancinant de l'amour physique, son penchant pour l'érotisme, sa disponibilité pour la joute amoureuse. Il voit, dans l'accouplement, une phase de vie intense, de saveur extrême. Elle, le place après les joies que lui apportent ses enfants, son travail. Encore se dit-elle loin de toujours partager le besoin de l'homme d'un acte achevé, pour peu qu'on tisse autour d'elle un cocon de tendresse.
Convaincue que la sexualité masculine se résume en quelques données simplistes, fortifiée dans sa bonne conscience par le discours des revendicatrices, la femme ne saurait faire siennes des aspirations qui lui sont étrangères. Qu'elle soit femme « honnête », Amazone, ou de celles qui, languides, se défont à peine étendues, elle ne se souciera des fantasmes de l'homme.
Et lui, gros de rancune, de soupirer : « Ah ! me sentir, de temps à autre, un objet de désir, moi aussi ! Un objet qu'on manie et caresse à mains animées, inspirées, par la convoitise !… Ah ! rencontrer enfin l'une de ces femmes tour à tour moelleux réceptacle et ardente meneuse de jeu, comme si nos caresses leur rendaient insupportable une passivité continue ; et leur mettaient au corps une rage d'étreindre, d'inventorier l'Autre, de le napper d'une tendresse fiévreuse, irritée de ne pouvoir s'ouvrir cette masse bien close ! »
Ce que l'homme ignore ou ne ressent que confusément, c'est qu'il n'est aussi triste, après l'acte, que pour avoir connu un plaisir solitaire, sa partenaire s'étant absentée ou se terrant au fond de soi. Et comment lui en ferions-nous grief, à imaginer nombre de nos semblables dans l'amour ? À voir certaines faces, à entendre telles inflexions de voix, à considérer certaines mains, on doute que la femme qui doit les subir soit souvent la proie gémissante du plaisir !
Tout comme on doute, devant la femme bardée de principes, ou qu'on devine insipide et vaine, ou vénale, ou nonchalante ou geignarde ; devant, encore, « la mère-de-ses-enfants », qu'elle efface, par la qualité de la fête charnelle, le sentiment d'avoir été floué qui ternit le plaisir de l'homme. À quoi parviennent, en revanche, les femmes généreuses, indulgentes, qui sont, dans l'amour, l'adhésion même, et la hardiesse et l'invention.
Et c'est avoir souci du couple. Plus conscientes de la spécificité de l'érotisme masculin, certaines ne se borneraient pas, pour s'attacher l'homme, à soigner leur apparence, embellir le lieu de vie, se faire, de la table, une alliée.
Des hommes conviennent qu'ils sont loin d'y voir clair dans les désirs profonds de leur compagne, et d'autant que les voix féminines sont plus diverses et discordantes. Mais aussi que la femme ne fait guère d'efforts pour les mieux comprendre. Que n'essaie-t-elle en pensée, d'inverser les rôles, de se représenter impérieusement menée par le désir avec, pour échappée naturelle, la brèche d'un ventre éprouvée comme délectable ! Peut-être jugerait-elle moins sévèrement leurs obsessions, leurs exigences, leur rage de suicide.
Parce que chacun demeure incurieux de l'autre et que le commerce entre sexes distincts est assimilé à un marché de dupes, la tentation est grande de se réfugier auprès de son pareil. Et c'est ainsi que Sodome et Gomorrhe n'accueillent pas seulement celles et ceux qui se sentent poussés de façon irrésistible vers leurs congénères, mais bien des femmes que le mâle effraie ou qu'il a déçues, et bien des hommes qui pressentent qu'il est éprouvant de vivre auprès d'une compagne à la chair sans esprit.
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A suivre
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