XII faire l'amour
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Des hommes, des femmes, n'éprouvent de désir charnel que pour l'un ou l'une de leurs semblables ; et ils nous diraient que c'est là rester en pays connu ; que les deux partenaires ayant même constitution, les attentes mutuelles ont chance d'être comblées.
Pourtant, la plupart des humains se conduisent comme si l'Autre, par ses différences, pouvait, avec eux, recréer, dans l'accouplement, la mythique unité primordiale.
Pour distinctes que soient leurs conformations, le corps masculin, le corps féminin ne sont-ils pas agencés pour étroitement s'ajuster, s'emboîter ? Leur conjonction, source d'une jubilation sans seconde, permettant à l'amour de prendre consistance, d'être réalisé.
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L'étrange expression, à la considérer, que celle de « faire l'amour » ! Qui désigne indifféremment le coït le plus bref où l'amour n'a de part (et quel abus de mots que celui-ci où l'on se prévaut d'avoir « fait » ce qui, par nature, transcende la simple pulsion d'un sang en quête d'exutoire),
– et le cérémonial par lequel deux corps, le plus souvent dissemblables, s'épousent ; où deux moi s'abîment l'un dans l'autre, contours dissous, et se sentent soulevés, soumis à translation, envahis d'un paroxysme de succulence où s'abolissent lieu et temps, état et circonstances, et qui vous propulse en vue de la divinité !
Fugace, mais indicible, est alors la sensation d'une dépossession réciproque des identités respectives ; mais, en cette éclipse, un prodigieux sentiment de fusion, de dissolution – et de surcroît d'être – transperce le couple et l'érige en un milieu liquoreux, tête unique donnant dans un halo d'astre.
Tel pourrait, devrait être la conjonction de deux amants épris l'un de l'autre, chacun voyant, dans le partenaire, la Saveur même.
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Toujours il y eut, en nombre, des hommes que le désir emmurait en eux-mêmes, pour voir, dans l'acte, l'échappatoire à saisir dans l'urgence, ainsi qu'affamé on s'empare de ce qui fermerait la plaie ourlée de sel qui vous ronge. D'autres hommes assouvissant, par ce même acte, et leur lascivité, et leur propension à soumettre, à humilier – de quoi donner au plaisir une prenante âcreté.
Toujours il y eut des libertins et des soudards ; mais roman, théâtre, poésie, témoignaient, jusque dans les trahisons, les renoncements, les drames, les deuils liés à l'amour, de l'éminente dignité du sentiment amoureux. Les affres de la jalousie, les labyrinthes du cœur, nourrissaient des ouvrages entiers ; le lecteur puisant, dans l'étreinte finale, le contentement d'habiter un monde où, parfois, pour quelques fortunés, l'amour l'emporte et s'élève en eux en point d'orgue.
Sans doute les plus lucides, les sarcastiques, confus d'avoir baissé leur garde, se reprenaient-ils : cette fin heureuse ne pouvait réjouir que les naïfs ; un dénouement tragique écarté, le roman, la pièce, se poursuivaient ; les traverses du quotidien, l'usure des jours, attendaient le couple victorieux des épreuves – pour le déliter.
N'importe : de toutes les fictions, chroniques, correspondances, confessions qui peuplaient notre imaginaire, c'était bien l'amour qui fournissait le tuf le plus consolant à la condition humaine ; l'amour qui, par notre faculté d'en célébrer les raffinements, la tirait de l'animalité. Chansons de charme, romans à saveur de guimauve, la niaiserie n'épargnait pas le mot. Du moins avait-il encore droit de cité.
Quasi tombé en désuétude, il a, aujourd'hui, le poids de la balle d'avoine, l'aloi de l'assignat. Pour qui le hasarde, les guillemets sont implicites ainsi que, dans une bouche honnête, un terme inconvenant.
Comment aurait-il survécu ? Ce qu'il désigne veut qu'on le reçoive comme une grâce vivifiante ; qu'on le contemple, incrédule, et lui donne voix. Il n'est plus de temps, de place pour lui en ce monde où mille formes de divertissement font assaut pour combler votre vacance.
On use désormais du mot comme une concession que l'on ferait aux conventions ; il n'est plus guère que l'alibi, que le prête-nom de qui veut consommer, table bientôt quittée.
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Je retrouve avec mélancolie des pages d'un magazine ancien où des femmes de quarante ans, que le plaisir avait épanouies, disaient ce qu'elles devaient à l'Acte. Nul doute que nos compagnes les liraient avec l'intérêt que l'on porte aux moeurs des peuplades exotiques.
Pour moi, j'écoute, en mesurant ce qui s'est abâtardi, ces confessions de converties où, sans un mot bas, sont évoqués les fastes de la chair et du cœur qu'elles tiraient d'un commerce amoureux relevant de l'art sacré.
Je les écoute comme surpris (mais ne le savais-je pas ?) des métamorphoses, des bouleversements – une seconde mise au monde ! – que suscite un amant soucieux d'honorer ce qui lui échoit.
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L'une des intervenantes célébrait la caresse.
Ce qu'elle en disait ? Que, par elle, le corps connaît, savoure ses contours dans leur ordonnance, leur diversité, leur coloration propre. En naît un spectre de sensations, d'irisations, que les éléments, les vêtements ne peuvent susciter.
Elle vous rassure, restaure votre unité à la façon du feu dans l'âtre ; elle avive en vous un sentiment de plénitude – dans l'indéfini. De là que l'accouplement puisse, à certaines, paraître une caresse trop circonscrite, même si, en elle, se fondent et précipitent toutes les précédentes. Cependant qu'avec lui, le temps que vous teniez à distance accourt se mêler en tiers à vos ébats, porteur de proche dissociation – arrachement et restitution d'identité mêlés.
Une autre femme mettait l'accent sur l'expansion démesurée du moi – en aurore boréale – que lui apportait la volupté, toutes facultés se renonçant. Une expansion génératrice d'empathie avec l'entière création, de mansuétude envers autrui. Tout l'être, décanté, prêt à comprendre le « Et Dieu vit que cela était bon » des Écritures.
J'ai prisé que l'une d'elles dénonce la fatuité de l'homme qui se vante d'avoir « pris » une femme, alors que – rapports de domination exclus –, c'est l'amante qui prend l'amant dans la nasse de son sang ; qui l'enveloppe, s'en goberge – et le défait. (Aussi un « client » ne prend-il une prostituée que si, à sa grande douleur, elle se voit trahie par sa chair.)
Aucune de celles qui témoignaient ne se reconnaissait dans les écrits, les images exaltant une sexualité « libérée » qui impliquait boulimie et… dépendance. Aucune ne tenait pour bénéfique un rapport où la tendresse n'a de part. Et le beau mot, aux si longues franges, que voilà ! Qui refuse la hâte ; qui vous incline à voir en l'Autre un sujet – à dignifier. Auquel avouer ses failles, sa disposition à l'émotion ; auquel manifester sollicitude et compassion pour sa simple difficulté d'être.
Le rapport charnel s'accommode de la lumière la plus crue, ainsi de la copulation animale. Que la tendresse s'y mêle, et il s'accomplit, dans les esprits, en un clair-obscur de volets mi-tirés, de temps paisiblement scandé par un balancier d'horloge ; et les peaux s'en épanouissent en ombelles et les cœurs s'en resserrent de poignante gratitude pour la chance de s'aimer en miroir et, complices, d'avoir joué un bon tour à la banalité du quotidien, à l'égoïsme atavique. D'avoir, homme, eu accès au plus intime en ce monde.
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« Corps féminin qui tant est tendre ». À l'évidence ; mais que le partenaire n'oublie pas que sous les dehors des meilleures de nos compagnes, le cœur, la confiance en soi, l'élan vital, ne sont pas moins vulnérables à nos propos, à nos comportements.
Et que c'est par toute sa peau, par l'œil bridé de son sexe, qu'une femme nous voit, nous juge.
À bon droit sans indulgence.
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FIN