SIRÈNES
Qu'ils sont à plaindre, ceux qui jamais n'ouïrent, sous un discord d'oiseaux côtiers, d'oiseaux d'écueil,
la brume ensoleillée, la brume évoluant avec la brise, d'une voix de sirène !...
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(Je sais la Fable, et que la femme-oiseau pour mer intérieure s'abîma de dépit de la ruse d'Ulysse. Je dis qu'elle émigra en l'Océan – vous en fûtes témoins, ô colonnes d'Hercule ! – et qu'elle revêtit la forme fuselée qui seyait davantage à la fille d'un fleuve. )
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Fécondité de l'entre-deux... Elles sont femmes par le torse – surrection de fruits pleins que nos paumes acclament, debout et creuses du vœu d'être comblées, d'être percées d'une rondeur aiguë et arrogante.
Elles sont femmes par la tête, l'amande des paupières que l'horizon incise, que l'horizon étire ; et tant de nuques hautes que dévale une tresse, des chevelures qui se lustrent sur une épaule découverte parmi tous ces sourires épars en quête d'une bouche...
Mais la cambrure d'un dauphin joueur ; mais l'onde toute hanches, d'un seul enlacement, fendit la croupe, fit un faisceau des jambes qui ne savaient assez leur fluidité, les effila de ses tortis, les empenna d'une nageoire.
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Elles sont femmes : leurs poumons sont les nôtres, et nous savons si bien les longues mèches qui incantent le dos, le sein outrepassant le bras, le sein bec de sabot où le jour thésaurise, où l'œil de l'homme prend appui.
Elles sont femmes et poissons. À la jointure des deux règnes, elles font de leur torse, de grandes libations au dieu soleil ; mais flexueuses, elles se meuvent dans le glauque à consistance de gelée – matrice à monstres.
Coulée de déversoir et volte de l'arceau, lueur de seiche en fuite : l'insaisissable a pris figure ; et nos paumes l'attestent, qu'on humilie.
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Qu'il vienne en ce rivage, celui qui veut entendre. Par une étale de reflux, quand on remue et trie, parmi les roches, pépites et lingots liquides ;
ou, par marée montante, au travers, au-dessus des brefs embrasements de frondaisons sans fin surgies, dans les trouées des draperies pesantes d'ombre qu'on hisse à grand tumulte.
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Au travers, au-dessus de la nuit montueuse, se déroule en volutes la gaze d'une voix où se défibre un arc-en-ciel. Et le bleu s'en épanche comme d'un champ de lin en fleur.
Le bleu s'irise de la bourrache et du pastel ; le bleu se ploie, le bleu s'étire, soupir ultime d'un feu d'herbes filigranant le soir.
Et le ciel s'en colore, vitrail immatériel d'un sol de nef.
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Très haut, très loin, en des lointains de forêts de bouleaux, de neiges éternelles – et ce sont là confins du bleu –,
le Ah !... de l'aise extrême, de l'incrédulité et du ravissement s'élève par degré jusqu'à l'évanescence, jusqu'au silence qui fleuronne un chant de tourterelle ; s'élève ainsi qu'un crescendo de flammes.
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Chant de sirènes, vive houle de voix sur fond d'eaux arpégées... Instables sous la brise, les sommités du chant comme diadème pour l'espace.
Les voix miroitent, les voix se mirent à contre-jour. Blonde est la fille qui peigne à bras tendu la harpe de sa chevelure – ostensoir d'or !
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– " D'une éminence de l'éther, des marges de ce monde, nous te hélons, homme botté de glaise ; à voix subtiles qui défaillent, nous te guidons vers l'Origine. Que se rompe ta gangue ; que fuse ta candeur irrépressible ! Que la ferveur soit dans ton cœur, à marée haute...
" Lève la tête : la voûte de nos voix réverbérées s'entrouvre sur le Ciel ! L'aurore s'en délivre..."
Palpitation de cimes ; essor d'un outremer qui se sublime. Et l'homme suit des yeux, au-dessus du désert, un vol d'aigle doré.
" Azur, azur dont une foule hisse les banderoles, tes beaux étirements font les déchirements d'une âme éprouvant son exil." Et ces voix d'aviver sa nostalgie, ainsi qu'au-dessus d'une plage
un haut fronton de cerfs-volants.
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Enveloppantes et volubiles, Elles font, de leurs voix, corolles et corbeilles où se lover :
– " Mères nous sommes, aux larges aréoles brunes, et nos bras s'arrondissent, et notre chant allaite et berce, panse et absout.
" Nous te hélons d'un Ah ! diaphane à tire d'ailes ; nous t'attendons parmi le lait en fleur, dans l'évidence de l'ineffable. "
Et l'homme écoute, la Voie lactée engagée en sa gorge comme l'épée de la tendresse.
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Face levée, l'homme s'embarque, le cap sur une étoile.
Ronde, la pénéplaine qui vient à lui, pli après pli ; ronde et crissante sous l'étrave, la pulpe verte de pastèque
Et rond, l'enclos du jour où découvrir, à l'horizon dont tous les points se valent, l'unique issue.
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Au cœur de tous chemins – de nul chemin –, .l'homme, debout, entend ses voix l'abandonner : la vacuité les décolore, le néant les emporte avec ses ondes concentriques.
Nés de sa tempe, les faisceaux du vertige comme les aires d'une rose des vents.
Voici le spectre entier de la monotonie, la solitude des jachères, et les chimères des pays chastes.
À tant haler la convergence des regards, ce fardeau d'être libre !...
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Et puis, un jour, à fleur des eaux, de loin venu, ce geignement si désolé qui se charme de soi ; ce geignement d'enfant captive de sa plainte – dont elle s'oint, qu'elle modèle...
Ah, quelqu'un s'asphyxie, que son souffle prend de vitesse, que son sang acharné engorge et gave, et qu'il enclôt dans un roucoulement !
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Dans ce désert où l'horizon s'éclaire enfin du pendentif d'une île, la scansion d'une voix non plus de tête, mais du soubassement de l'être.
Et c'est là voix de femme qu'on met à mal et qui se tient pour profanée
d'un excès de clarté, d'un excès de couleurs et pourpre et amarante, garance ou incarnat ;
d'un excès de saveurs – pâte d'amande, loukoum et frangipane – ainsi qu'attouchements de chair à la renverse, déjà ourlée de sucs.
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" Gagner en grande hâte ce lieu où règne l'opulence, où le chant, où le temps coagulent. Où une femme est à la gène, est en besogne : avec son sang, son souffle, ses ténèbres, se faire toute lèvres comme pivoine, et, s'il se peut, se consumer de tant de flammes.
" Fusées de chant, sanglots à sec, sanglots dorés... j'entends si bien, qui rampe jusqu'à moi ( à reins creusés ! ) cette voix jamais ouïe, telle un rubis entre les doigts du lapidaire.
" Une voix qui promet, avec la pesanteur soudaine propre aux fruits mûrs,
aura de chair chantante, bague de chair prégnante.
" Elle a jeté en moi son croc de miel, cette voix grave ( ainsi qu'au ras des flots, la contrebasse du soleil ),
qui porte en elle le deuil des airs après qu'un chant a capella vient de s'éteindre ; qui met en vue la soif de ce qui fut. Et c'est, dans la ramille de mes veines, une liqueur où infusèrent piments et poivrons rouges.
" Je tromperai la vigilance de l'écueil et tomberai par le chemin de sel qui passe par ma gorge. Mes traces me devancent ; mon sillage s'inverse, bras entrouverts où je suis aspiré.
" Bien plus étroit que puits de mine, le gouffre de sa voix, où me jeter ; mais j'ai le regard fixe des migrateurs.
" Fascination de la coïncidence ; délice pressenti du Lieu où vient s'abattre la nostalgie, où à jamais toute voile faseye...
" À râles brefs hachés d'abois – collier d'ambre et de jais –, on me promet le lait, le feu, l'issue, l'oubli ; dans l'ombre de la femme, terre d'ombre brûlée, la succulence du sommeil.
" Je longerai l'écueil et tomberai ainsi qu'on se transperce : si proche est cette voix, si proche sa ténèbre... comme un ciel de couchant. "
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Là-bas, tout près, l'assentiment, l'irrépressible " Ouiiii !..." d'un chorus de cellules. ( Mais quelle poigne presse, en la sirène, la femme comme un fruit ? )
À voix barbare d'enfantement, de tronc qu'on fend de la gorge au pubis
à voix de meurtre et d'agonie mêlés, une pythie vaticinant supplie qu'on la délivre
de la douleur de n'être divisible dans le désir.
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Le beau ravage dans les airs d'une clameur de désespoir à bout de souffle, à bout de cimes, dans les trébuchements d'un soleil qui s'effondre ; le beau ravage en un cœur d'homme – ainsi qu'à suivre face levée, la haute extase d'une comète...
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Mais nul ici ne trompe la vigilance du récif : l'homme se rompt les reins – sur une roche ? sur le seuil d'une femme recrue de Joie, qu'un dernier râle vient de distendre, proie pantelante pour la curée des vagues ?
Et l'homme à la renverse, d'apercevoir – amande immense des yeux verts –une mer en la mer, et, sur le flot, l'éclat des incisives.
À peine, sur la vague, un peu de sang épars tel un iris qui se dissout...
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Très haut, très loin reprend le chant pour l'homme du rivage – gerbe de voix, élancements de rosier tige en fleur.
Translucide oriflamme, haut parvis de l'aurore : un chœur de vierges se sublime ; une foule de voix se résout en haleine, se résout en volutes sur un ciel d'assomption…
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