ALBERTINE
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III
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Le lecteur n'éprouve un sentiment de mésaise, que s'il ignore que le « roman » d'Albertine doit, pour l'essentiel, à la personne d'Alfred Agostinelli, un ancien chauffeur rencontré à Cabourg, que Proust prit chez lui en mai 1913 comme secrétaire, et qui le quitta brusquement après quelques mois d'une… réclusion jalouse. Une fuite qui s'acheva le 30 mars 1914, l'aéroplane qu'il pilotait en novice s'étant écrasé au large d'Antibes.
Mais d'autres amis et connaissances de Proust ont étoffé la figure d'Albertine, parmi lesquels Bertrand de Fénelon, Albert Nahmias, Henri Rochet…
La nature paraît parfois balancer pour doter un individu d'une identité sexuelle spécifique. En revanche, Albertine ne nous est nullement présentée comme une femme androgyne. Elle manifeste les goûts, les comportements communément attribués aux femmes. Telle est même sa féminité, que ses inclinations la portent vers ses semblables, pour le plus grand tourment de son geôlier.
« Je m'avance masqué ». Le narrateur pourrait faire sienne cette précaution oratoire. Et même si l'on s'interdit de le confondre avec l'auteur, on ne peut oublier qu'il y a chez Proust, interpolant le côté de Combray aussi bien que celui de Guermantes, le… côté de Sodome. Ce dont nul esprit ouvert ne saurait le blâmer. Quel lecteur de ce temps ne souscrirait à ces lignes d'Albertine disparue : « Personnellement, je trouvais absolument indifférent au point de vue de la morale qu'on trouvât son plaisir auprès d'un homme ou d'une femme, et trop naturel et humain qu'on le cherchât là où on pouvait le trouver » ?
Il est seulement licite de regretter que « le goût du monde féminin » chez le narrateur se soit borné aux manifestations tout extérieures de cet univers que sont décors, toilettes, propos, conduites, équipages… alors que le désir, le plaisir qu'on associe mille fois aux jeunes filles, aux jeunes femmes rencontrées – aussitôt possédées en esprit – ne sont jamais que des mots sans résonance, et comme des … clauses de style. Qu'en bref, Albertine ait la présence, l'aura charnelles, des créatures féminines d'un Montherlant, d'un Cocteau, d'un Tournier.
Contemporain de Proust, Gustave Klimt drape les grandes bourgeoises de Vienne d'étoffes qui passent en splendeur les robes de Fortuny. Volutes, marqueteries, émaux, or à foison, font plus que parer le corps féminin, : ils en suggèrent l'inestimable prix ; ils le rattachent à un règne floral, minéral, foisonnant ; à un âge, une civilisation mythiques ; à quelque paradis perdu. Mais la chair de la femme obsède tant le peintre, qu'il compose aussi des nus où chaque touche a valeur de caresse, d'attouchement, d'un artiste qu'éblouit la vénusté.
Ce qui n'est pas encore assez pour un homme qui dit appartenir à « la race naïve et lubrique des hypersensibles ». Aussi, demande-t-il à ses modèles nus de se disposer sur une couche ainsi qu'elles font « quand nul ne les regarde », cuisses largement ouvertes et doigts à l'œuvre. Alors, à l'instar de Rodin, Klimt fixe la femme en son intimité, la femme en tous ses états. Sans, bien sûr, omettre ou estomper le foyer de nos fantasmes d'homme, la source moussue, sombre mais irradiante.
Nulle vulgarité jamais dans ce qui semble tenir de l'instantané, de la confidence chuchotée mais de quelle puissance de suggestion ! Nulle lourdeur, tant le crayon, vif et précis, traduit et la délicatesse, l'émotion, de l'artiste, et le naturel, le bien-fondé, l'excellence du geste érotique (ce qu'attestent les visages que le ravissement renverse.)
Pourquoi, dès lors, se refuser à peindre des femmes enlacées ? Klimt n'y a pas manqué, qui nous laisse de serpentines « Amies » où triomphent, avec la fluidité lascive des lignes, une même modulation des formes qui, suggérant proximité, convenance des êtres, analogies des sensations, justifie la rutilante constellation où voguent les corps étendus.
Le narrateur, lui, ne cesse d'achopper au « mystère » réel ou illusoire, de la femme, ou du moins, à sa spécificité foncière et d'abord à la nature du plaisir qu'éprouvent, entre elles, les tribades. Et seules, pourraient-elles nous le dire ; mais le lecteur du « roman » d'Albertine sent bien qu'il ne suffit pas de scruter, d'écouter nos compagnes, même en observateur vigilant, vétilleux, pour atteindre le réduit où elles se tiennent. L'empathie doit être entière ; et l'intuition d'une composante primordiale du féminin échappe à qui n'éprouve, à pleines paumes, pour la peau, les galbes d'une fille ou femme jeune, l'avidité de la chaux vive pour l'eau.
Dans un entretien à France-Culture de février 1977, Roland Barthes, proustien fervent, déclarait : « Je relis Proust, La Prisonnière et Albertine disparue ; je suis frappé d'ailleurs par le fait que c'est extrêmement bavard et qu'il y a des pages et des pages d'un très grand ennui. Je ne m'étais pas rendu compte de cela. Ça ne diminue en rien mon admiration pour Proust, mais enfin il faut bien le voir aussi […] »
Il nous semble qu'il y a plus grave que le reproche de prolixité que Barthes fait aux œuvres citées. Et nous regrettons que La Recherche n'ait pas eu, pour auteur, l'équivalent d'un Klimt. Pour peu que le narrateur eût appliqué, à la femme… intégrale, son génie d'analyste, l'acuité d'une divination exercée jusqu'à l'infime, son obsession de découvrir ce que recouvrent les apparences, sa sensualité qu'alertaient de multiples et fluctuantes facettes de la création, son pouvoir de transfiguration encore, tout cela se formulant dans une langue capiteuse, amie du contournement et de l'interstice,
– nous aurions eu une contribution de premier ordre sur les arcanes de la féminitude.
Parce que le narrateur est mis, par sa nature profonde,… hors du jeu, ou du moins tenu par elle à distance, nous voilà privés des irisations, des diaprures – des lumières, que le contact… possessif d'une peau veloutée eût éveillées en lui et qu'il nous eût restituées, non par des notations sommaires, embarrassées, ou du moins communes, mais avec une justesse confondante et un lyrisme qui, si souvent, chez Proust, préserve « cette netteté incisive que la vie même ne revêt que dans l'art», comme dit Charles Du Bos. En bref, avec le même bonheur que la vue des clochers de Martinville, la voix d'une grand-mère au téléphone, les rives de la Vivonne, un champ de pommiers en fleur, la chambre de la tante Léonie à Combray, la petite phrase de la sonate de Vinteuil…
Ce que la majorité des lecteurs doivent à la femme, et qu'ils ne trouvent, dans La Recherche, qu'affadi, laconique, éludé, travesti, c'est, pour chacun d'eux, une expérience sans équivalent, présente, passée ou espérée, du lisse, du tiède, du souple, incarnés en des volumes qui s'assemblent ou s'engendrent harmonieusement ; c'est la bonne fortune d'une symétrie apte à réjouir deux mains et quatre membres. C'est la couche même où se démettre de son fardeau d'homme ; où déposer sa faiblesse invétérée d'enfant.
Après avoir déclaré que « C'est la jalousie qui fait d'Albertine une prisonnière […] », Ramon Fernandez précise, dans son Proust : « la jalousie, c'est-à-dire l'impuissance à posséder l'esprit, la conscience intime de l'être aimé, et l'impuissance à supporter son absence, autrement dit sa présence quelque part loin de nous, hors de nos prises. »
Certes, quel amoureux ne s'est irrité de ne pouvoir pénétrer les… arrière-pensées de l'être aimé ? À cela près, redisons-le, que les penchants –inavoués dans l'œuvre – du narrateur auront interposé un écran supplémentaire entre le front étanche de l'Autre, son for intérieur irréductible, et ce que les yeux, les oreilles nous en apprennent.
J'évoquais plus haut le célèbre « petit pan de mur jaune ». Si j'avais à me représenter l'extrême plaisir au féminin, j'interrogerais ce pan du corps qu'est un visage, tel que le figure, extatique, le peintre viennois de Serpent d'eau II ou de Danaé. Non ce que tente d'en suggérer le « romancier » d'Albertine.
Quel dommage que Proust n'ait pu lire Ces plaisirs, de Colette, paru en 1932 ! Il y aurait trouvé des portraits d'authentiques lesbiennes, peints en femme et en connaisseuse, avec une vigueur acérée, tempérée par une compréhension, une clémence, dont le narrateur – pensant, en les stigmatisant, mieux masquer sa vraie nature – est bien dépourvu.
Et qu'il aurait donc pu méditer ces lignes où Colette évoque « la tendre imposture » d'une femme mimant le plaisir pour son jeune amant ! Ce qui, dit-elle, tenait de « la plainte de rossignol, notes pleines, réitérées, identiques, l'une par l'autre prolongées, précipitées jusqu'à la rupture de leur tremblant équilibre au sommet d'un sanglot torrentiel… » Or, il ne se peut que cette Albertine incomestible, étrangement silencieuse même au terme de l'accouplement, n'ait eu recours à ce « mélodieux et miséricordieux mensonge ».
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Ces regrets formulés, qui ne sont pas minces eu égard à l'ambition du romancier, il reste de ployer la nuque en entrant dans le Temple du Temps évanoui, recueilli, ranimé, restauré dans sa nouveauté originelle ; dans la plus grande basilique aux innombrables absidioles, du paysage littéraire français, et qui subjuguera, jusqu'à la fin de la civilisation, des foules de fidèles par les proportions de l'édifice, la nourriture spirituelle raffinée, quintessenciée, qu'on vous y dispense sans compter. Car, dès que la spécificité des sexes s'efface, tout devient irrécusable quand le narrateur nous dépeint les affres de la jalousie, la douleur de la disparition d'un être aimé, les progrès cahoteux de l'oubli, et d'abord la simple grâce de vivre, tous sens en éveil.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Longtemps, je n'aurais rien su dire de la mort – présence, puissance assidues et en marge, sphinge à distance… Mais depuis qu'elle est devenue ta mort !…
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L'amoureux
Je regarde mes mains – et je m'interroge : comment, te caressant, ont-elles pu se résoudre à quitter les courbes dont elles se nourrissaient, qui leur faisaient honneur ? Sans doute ont-elles cru – fatale illusion – pouvoir toujours en disposer.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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