ALBERTINE
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II
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Les homosexuels passent pour apprécier la compagnie – rassurante – des femmes, leur environnement, le climat de douceur, de délicatesse qui émane d'elles. Et comme ils sont, pour celles-ci, des hommes dont elles n'ont rien à redouter, elles en feraient volontiers leurs chevaliers servants.
La place faite dans La Recherche aux mises et parures des dames, jeunes filles, compagnes, maîtresses et femmes de toute condition, témoigne de l'intérêt soutenu que le narrateur leur accorde. (Même si l'on doute qu'une femme, duchesse de Guermantes de surcroît, s'affaire obligeamment pour qu'Albertine puisse revêtir une copie de ses robes – de chez le couturier vénitien Fortuny !)
Le lecteur apprendra donc qu'Albertine « avait une conscience directe de sa toque de paille d'Italie et [d'une ] écharpe de soie » ; que, dans sa garde-robe, on trouvait une jupe de toile, une blouse blanche à pois bleus, une chemise de nuit, une robe de chambre, un kimono…
Il ne saura presque rien, en revanche, de l'être charnel d'une créature qui suscite pourtant, chez le narrateur, des regards « brûlants de désir », selon la formule convenue.
« Avant qu'Albertine m'eût obéi et eût enlevé ses souliers, j'entrouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son corps que d'y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi. » (La Prisonnière)
Il est vrai que les rapports physiques des deux amants paraissent empreints de mysticisme :
« Quand je pense maintenant que mon amie […] avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d'elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, […] » (La Prisonnière)
Ce qui s'affirme dans cette évocation au chapitre premier d'Albertine disparue :
« Je revoyais Albertine s'asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une pénétration. »
« Une langue incomestible… » L'épithète est neuve. Vint-elle jamais à la pensée d'un amant de l'espèce commune ? Connut-il jamais, par « les attouchements les plus externes » de son cou, de son ventre, « la mystérieuse douceur d'une pénétration » ? (Formulation qu'il est permis de juger faible si l'on se souvient de la remarque de Charles Du Bos : « Proust a toujours conçu qu'en chaque circonstance, pour reprendre ses propres paroles, le devoir essentiel de l'esprit était "d'aller jusqu'au bout de son impression" ».) Cependant que le narrateur déclare, dans La Prisonnière, « je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. »
Mais, dès lors, n'est-on pas en droit de s'étonner que nous n'ayons pas, d'un observateur aussi minutieux, d'un esthète aussi sagace, l'équivalent de ces blasons du XVIe siècle qui célébraient la chevelure, les yeux, la bouche, le sein, le ventre, et autres parties plus ou moins nobles du corps féminin ? Blasons qui auraient eu la même force incantatoire qu'un certain « petit pan de mur jaune » dans la Vue de Delft, de Vermeer.
Quel hymne au toucher, sens primordial, se serait composé au fil de sensations rapportées par un être tout d'antennes, de palpes et corpuscules tactiles, qui nous a donné tant de preuves de sa subtilité de perceptions et de son aptitude à nous les transmettre !
À peine saurons-nous, par bribes, qu'elle avait de « longs yeux bleus », « des cheveux en fleurs » qui lui faisaient, le matin, « au-dessus du regard souriant […] une couronne bouclée de violettes noires ». Cependant que son cou « qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant (c'est moi qui souligne), doré, à gros grains ». (Il sera encore dit « plein et fort ». Peu féminin, donc.)
Est-ce la peur de choquer qui bride la plume du narrateur ? Il eût sans doute scandalisé une partie de ses lecteurs en célébrant, même en prince de l'image, de la métaphore, de l'allusion qu'il était, seins et cuisses et croupe et sexe d'Albertine ; il en offusque davantage en dissertant pesamment de l'inversion, au début de Sodome et Gomorrhe ; en relatant avec insistance les agissements du baron Charlus ; en se penchant, en entomologiste, sur les moeurs des lesbiennes, quitte à s'attirer ce jugement de Colette, forte de son expérience, dans Le Pur et l'Impur : « [Proust] fut-il abusé, fut-il ignorant ? quand il assemble une Gomorrhe d'insondables et vicieuses jeunes filles, dénonce une entente, une collectivité, une frénésie de mauvais anges, nous ne sommes plus que divertis, complaisants et un peu mous, ayant perdu le réconfort de la foudroyante vérité qui nous guidait à travers Sodome. »
Une vérité que lui dénie Gide, homosexuel avéré, écrivant dans son Journal, le 2 décembre 1921, après avoir lu des pages de Sodome et Gomorrhe : « Connaissant ce qu'il pense, ce qu'il est, il m'est difficile de voir là autre chose qu'une feinte, qu'un désir de se protéger, qu'un camouflage, on ne peut plus habile, car il ne peut être de l'avantage de personne de le dénoncer. »
Le jugement est sévère ? L'auteur de Corydon pouvait se le permettre. L'ouvrage, où il s'avoue sans fard pédéraste, paraît d'abord à petit nombre en 1911 et en 1920, avant d'être publié en édition courante en 1924, l'année de Si le grain ne meurt.
Par parenthèse, le sulfureux Ulysse de James Joyce est d'abord publié en feuilleton, en Amérique, de mars 1918 à décembre 1920, avant d'être édité à Paris le 2 février 1922, quelques mois avant la mort de Proust. L'Amant de Lady Chatterley, réputé obscène, paraît à Florence en 1928, à Paris en 1932, préfacé par André Malraux.
Pour s'en tenir à des ouvrages moins… scandaleux, Pierre Loüys – qui aime la femme – a publié, en 1885, Les Chansons de Bilitis. Paul-Jean Toulet, contemporain de Proust, – qui aime la femme – fait paraître, en 1905, Mon amie Nane, « Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté […] »
Et même si Nane n'est qu'une silhouette, l'érotisme discret de l'auteur nous alerte encore.
« Nane avait choisi de faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle transparaît à travers le lin, et il semble que la flamme l'ait dorée ; ou plutôt sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine. Maintenant, elle me guette du coin de l'œil, et pose ; moins orgueilleuse de la décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse qui vous met l'âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ses secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s'émeut.
« Et elle a un sourire parfaitement obscène. […] »
Ou ceci, tiré des Lettres à soi-même [11 mars 1906] :
« De retour chez vous, mon cher Paul, penserez-vous à votre amie ? Elle est si menue, avec des pieds et des mains inutiles, les os minces et, là tout autour, beaucoup d'étoffes bruissantes et magnifiques dont elle aime à se vêtir. Après tant de tissus où l'on s'irrite, que l'on froisse, quand se rencontre sa chair soudaine, c'est comme, un jour d'été, de découvrir, sous les herbes, une source fraîche et nue. »
Toulet est tenu pour un « petit maître ». Je m'étonne donc de voir si bien Nane accroupie auprès du feu, et de ne parvenir à me représenter Albertine palpée « sur toutes les parties de son corps », sans qu'elle s'éveillât. Il est vrai qu'elle dormait si profondément que le narrateur peut écrire : « Parfois […] je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. […] Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de l'essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. »
C'est en 1905 que paraît Partage de Midi. Paul Claudel – qui aime la femme et abomine les invertis –, fait dialoguer en ces termes, à l'acte II, ses protagonistes :
« MESA – Ainsi donc / Je vous ai saisie ! et je tiens votre corps même / Entre mes bras et vous ne me faites point de résistance, et j'entends dans mes entrailles votre cœur qui bat ! / Il est vrai que vous n'êtes qu'une femme, mais moi je ne suis qu'un homme, / Et voici que je n'en puis plus, et / que je suis comme un affamé qui ne peut retenir ses larmes à la vue de la nourriture ! […]
…………………………………..
MESA – Je te préfère, Ysé !
Ysé – O parole comme un coup à mon flanc ! ô main de l'amour ! ô déplacement de notre cœur ! / O ineffable iniquité ! Ah viens donc et mange-moi comme une mangue ! Tout, tout, et moi ! »
[...]
Il faut s'y résoudre : le narrateur n'aura jamais un seul accent dont la justesse, la nouveauté – l'intrépidité ! – justifieraient le désir qu'il dit éprouver pour le corps féminin, le plaisir qu'il prétend en tirer. Toute velléité d'évocation de l'un et de l'autre tourne aussitôt court par un jeu de réminiscences, aperçus, considérations, dont la pertinence, le bonheur d'expression, font oublier au lecteur et l'écriture empruntée de ce qui précède et qu'ils font office... d'esquive.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Moi qui ne suis peintre, écrivain ou compositeur, laisse-moi donner ma mesure dans cet art difficile : dresser un écran entre la mort et l'aimé.
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L'amoureux
Même si elle mène à la mort, quelle belle pente s'étend devant nous… À l'image de celles que le vent développe quand on le fournit de sable, et qui sont une caresse pour l'œil – à l'égal de ta chute de reins !
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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