ALBERTINE
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I
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Ayant lu les trois brillants ouvrages que Nicolas Grimaldi a consacrés à la jalousie chez Proust [1], j'ai repris La Prisonnière et Albertine disparue. Avec le même malaise qu'à la première lecture.
« Le goût du monde féminin fait les génies supérieurs ». Le mot de Baudelaire s'applique, à l'évidence, à Proust.
D'une part, La Recherche abonde en figures de femmes qui ont souvent le relief, l'autorité, des héroïnes de grands romanciers ; d'autre part, l'univers où elles évoluent est recréé par une langue qui amoncelle, amalgame, intrique, souvenirs, observations, jugements, impressions, commentaires du narrateur, en des pages qui, à la fois, accablent le lecteur d'un continu bonheur d'expression, et l'humilient à peine : puisque les évocations, les remarques rapportées lui donnent, à tout moment, le sentiment d'une flagrante, irrécusable, authenticité, comment ne s'en était-il pas déjà avisé, même sans posséder une pareille acuité de perception, une égale pénétration des moindres replis du cœur, une même puissance, une même ampleur de la mémoire affective, jointes à la luxuriance de l'imaginaire ; toutes facultés servies par une écriture sarmenteuse, volubile, profuse, dont un fil d'Ariane conjure la complexité du dévidement ?
Il ne reste que de s'entendre sur ce que recouvre l'expression baudelairienne de « monde féminin ».
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Filigranant l'œuvre, l'érotisme y est omni-présent. Il est le mobile majeur de maintes conduites ; de celles du narrateur en premier. Lequel, sans fard, se dépeint en homme de désir qui ne peut voir une jeune fille, en fleur ou non, et de quelque condition qu'elle soit, sans rêver de la héler, la toucher, l'embrasser, la pétrir, la « chiffonner », la posséder. Cela relève de l'obsession, de l'idée fixe ! Cela va trouver, avec la figure d'Albertine, son épanouissement.
Le narrateur a ramené de Balbec l'une des jeunes filles en fleur dans son appartement parisien. Geôlier suspicieux, jaloux à l'extrême, torturant, il la fait vivre en quasi recluse, jusqu'à ce qu'elle s'échappe. Sa mort tragique, la jalousie posthume que l'amant en conçoit, le cheminement en lui de l'oubli, occupant les premiers chapitres d'Albertine disparue.
Il y a, dans La Recherche, de multiples figures féminines qui ne sont guère que des comparses. Mais, avec Albertine captive d'un homme voluptueux, se dit le lecteur qui sait les prodigieux pouvoirs d'introspection, de suggestion, de Proust, nous allons avoir sur la Femme (majuscule de rigueur) un témoignage capital, voire « capitalissime ». Sur sa psychologie, certes ; sur les manifestations du désir qu'elle suscite ; sur l'éblouissement que provoque sa nudité chez un homme qui a, comme Ruskin, « la religion de la Beauté », et qui admire en connaisseur Giotto, Botticelli, Chardin et Monet. Nous aurons, sur les sentiments, les sensations de l'amant caressant le corps aimé, convoité, les vues les plus fines, neuves, saisissantes. Nous aurons enfin, sur l'expérience du plaisir charnel, par essence indicible, une évocation qui passera en vérité tout ce qui fut écrit sur le sujet, y compris dans Lady Chatterley.
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D'un cahier d'esquisses de 1911, j'extrais ces deux citations non retenues dans La Recherche, et qui relatent un rapport charnel du narrateur avec la femme de chambre d'une Mme Putbus.
« Et puis au moment où elle se donna, son visage trouva une simplicité, une douceur, une jeunesse plus grande. On aurait dit qu'il lui paraissait que, donnant des baisers, elle devait y ajouter de la tendresse, de la tendresse si douce et si confiante qu'elle lui donnait l'air d'une petite fille. L'instant de la possession est celui où la femme efface tellement d'elle toute intention, toute passion, se fait si passive et si douce pour se laisser chiffonner comme une fleur qu'à ce moment-là la femme la plus majestueuse et la plus cruelle devient dans son doux sourire silencieux une femme gentille. […] »
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« Je restais alors inerte, me laissant à elle. "Oh ! ça, lui dis-je, dis-moi la vérité, c'est un paysan qui t'a appris ça – Mais non – Mais qui est-ce ? C'est toujours ainsi que j'ai imaginé une caresse paysanne. – Eh bien je me la rappellerai. – Mais qui te l'a appris ? – Mais c'est toi. – Comment, moi ! – Mais oui, c'est toi tout à l'heure qui m'as dit : 'Comme ça'. Alors j'ai regardé ce que tu voulais." J'avais fait comme ces compères de bonne foi qui en donnant la main à un magnétiseur qui a les yeux bandés le mènent sans s'en rendre compte vers le lieu où est caché un objet qu'ils croient qu'il a découvert alors que c'est seulement eux qui le leur ont montré. » […]
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S'agissant d'esquisses, on se doit d'être indulgent pour un style appliqué, sans grâce. Du moins peut-on noter que le narrateur paraît, en la scène, bien peu… partie prenante. Ni quand une femme se donne à lui (et une expérience véritable de commerce charnel avec plusieurs d'entre elles l'eût dissuadé de généraliser l'attitude de la femme dans le don de soi ; ni dans la « caresse paysanne » – l'irrumation ? – qui nous est rapportée en… témoin inquisitif. Et ce n'est pas le passage suivant, tiré du Côté des Guermantes, chapitre II, qui peut dissiper notre sentiment d'inauthentique :
« […] Déjà, au moment où je l'avais couchée sur mon lit et où j'avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d'elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l'innocence du premier âge. […] »
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L'un des plus grands bonheurs d'un amant délicat est de contempler le sommeil de l'être aimé. C'est donc très longuement qu'au début de La Prisonnière, le narrateur nous dépeint Albertine endormie et nous fait part des pensées, des sensations, que ce spectacle lui inspire. Il est seulement dommage qu'à deux ou trois notations près, relatives à « sa chevelure descendue le long de son visage rose [qui] était posée à côté d'elle sur le lit », aux perles de son collier que sa respiration déplaçait, on puisse remplacer de bout en bout le elle de la dormeuse par le il d'un éphèbe sommeillant.
Ce qui se vérifie dans le passage où, sentant que le sommeil de sa maîtresse était « dans son plein », l'amant allait s'étendre auprès d'elle : « je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis sur toutes les parties de son corps, posais ma seule main restée libre, et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration ; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son mouvement régulier. Je m'étais embarqué dans le sommeil d'Albertine. » (La Prisonnière)
Nous ne saurons rien des sensations tactiles, des émois successifs et divers, d'un homme posant sa main « sur toutes les parties » du corps de l'amante (que nulle caresse ne semble pouvoir éveiller !)
Si bien que le lecteur qui a, lui, une expérience vécue de ce qu'Eluard évoque par l'expression de « Nuits partagées », ne voit, dans ces pages, qu'une construction de l'esprit relevant de l'affabulation, tant elle lui donne le sentiment qu'il y a… erreur sur la personne.
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[1] Nicolas Grimaldi: La Jalousie, étude sur l'imaginaire proustien, Actes Sud, 1993; Proust, les horreurs de l'amour, PUF, 2008; Essai sur la jalousie, l'enfer proustien, PUF, 2010.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Que tu existes, toi que j'ai attendu longuement, désespérément parfois, comme une consolation passée, future, et que tu te ressembles, voilà qui me ferme les yeux d'incrédulité, de gratitude envers le sort.
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L'amoureux
Ah, le bonheur de pouvoir, grâce à toi, saluer enfin la femme sans réticences… Tu ne sais pas comme tu consoles de celles qui sont sûres de soi, mobiles et bavardes, et de quel prix est ton penchant pour le silence contemplatif, quand tu permets à la plage de basse mer qui affleure notre seuil de se dérouler entre nos murs ô femme de grand délassement !
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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