MIREILLE BALIN
IV
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Mortes, les femmes qui posèrent pour l'Ève de Cranach l'Ancien, La naissance de Vénus de Botticelli, La Vénus au miroir de Vélasquez, La Grande Baigneuse d'Ingres, La femme dans les vagues de Courbet, et L'Arlésienne de Van Gogh. Mortes, les modèles de La Vierge au rocher de Vinci, La Maja nue de Goya, les Baigneuses de Renoir… Mortes, mortes, celles qui inspirèrent les innombrables figures féminines de l'art universel.
Pourtant, par la médiation d'un grand artiste, leur séduction a échappé à l'enfouissement du corps, à la décomposition des chairs, à l'abîme où l'Oubli précipite la poussière de ce qui fut, un moment, objet de désir, gisement de jouissance.
Cette séduction paraît figée ? Elle ne cesse de fluer jusqu'à nous, constante, inépuisable, dès lors qu'un maître s'est interposé entre le périssable et la postérité et qu'il a exalté l'ascendant du modèle par la décantation du réel, la « traversée des apparences » dont l'œuvre d'art témoigne.
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Je m'imagine, dans un lointain futur, face à un film en noir et blanc, dont je saurais seulement qu'il est d'un médiocre réalisateur. Aussi y entrerais-je comme dans l'une de ces grottes que l'homme a creusées à flanc de montagne pour en extraire un métal précieux, et qu'il abandonne après en avoir épuisé les ressources.
Un demi-jour m'y accueille et je m'efforce d'accommoder sur les parois où des ombres à forme humaine s'agitent… Si mornes, si communes, qu'on tient pour fondé le délaissement du lieu. Or, soudain le gris de la roche s'éclaire. Pendant quelques secondes, il brille des vestiges d'une veine argentifère. Se pourrait-il que cette grotte en renfermât des traces ? J'eus, durant un temps trop bref, la sensation de l'insolite et, davantage, celle de l'incomparable. Cela fut subreptice et me sembla lié à l'apparition d'une jeune femme dont les autres actrices, sans consistance, n'eussent été que le faire-valoir.
Et me voici, espérant que le phénomène se reproduirait, confirmant mon sentiment d'une présence qui, seule, eût échappé au ternissement général. Mais oui, et chacune de ses survenues introduit, dans un milieu fantomatique, un chatoiement de tussor, de taffetas, maniés sous une lumière rasante.
Comme pour me persuader que je ne rêve pas, se projette brusquement, démesuré, le visage de Celle qui, sans même se mouvoir, exténuait ses comparses. Et je suis tel celui qui, après avoir décelé les restes d'une veine de grand prix, s'aviserait qu'un imposant filon, à la radiance intacte, est resté par miracle inaperçu.
Au vrai, ce qui vient d'illuminer tout un pan de paroi, c'est la face d'une femme plénière, nantie de tous ses pouvoirs, à commencer par ceux de gouverner, de dominer chacune de ses attitudes ; de restaurer la noblesse du visage humain, d'en attester la fertilité, d'en transfigurer les traits. De quelle contrée venue ? Sans références, sans plus de justifications que l'opale ou la pierre de lune, elle est l'Étrangère même, la Passante, sans la moindre aspérité qui nous permettrait de la retenir un instant.
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Et c'est ainsi que, grâce au cinéma, la beauté corrosive de certaines actrices disparues continue de nous parvenir comme nous atteint encore la lumière d'une étoile éteinte. Une photographie fait, presque toujours, office d'aide-mémoire. Nous nous heurtons à l'obstination du modèle à garder la pose ; son regard vidé par la fixité opiniâtre du visage. Faute qu'on l'ait épurée, la séduction de celui-ci s'est éventée et n'opère plus ; alors que le film rend aux grands acteurs, aux actrices douées d'aura, leur durée singulière – si instante, nécessaire, qu'elle infuse, colore la nôtre et parfois la supplante, notre souffle soumis aux scansions de la réplique.
Ce ne sont que des ombres ? Celle de certaines femmes, projetée sur un drap grossier, lui donnerait le lustre du satin. Leur visage dont un soudain gros plan nappe, bouscule et happe notre face, leurs galbes, leurs comportements, leurs propos, authentifient la fascination sur l'homme que le scénario leur prête. Qu'elles aiment, rusent, fuient, souffrent, trompent, c'est avec une fougue, une âpreté, une résolution entières qui font paraître languissantes ou sans portée, leurs éclipses.
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Je ne doute pas que cent ans et davantage après la mort de telles actrices, des hommes, à la faveur d'un film oublié, déprisé, découvriront – ravis, reconnaissants et doucement déchirés – à quels sommets une Lilian Gish, une Bette Davis, une Anabella, une Edwige Feuillère, une Anna Magnani, une Ingrid Bergman, une Liv Ullmann, portèrent le magnétisme, l'iridescence du féminin Et qu'ils auront le même saisissement qu'à exhumer, dans une steppe, un bijou scythe ; à révéler, si moderne de facture, une peinture rupestre ; le même contentement qu'à recueillir l'un des sourires incessants que nous fait une Création pourtant contuse, par le truchement d'une mouette planant, d'une palme qui ploie, de l'ourlet sur la plage d'une nappe d'écume, d'un vallonnement de collines à l'horizon…
… Mais aussi par l'un de ces visages de femme où se masse, pour nous prendre à témoin, une clarté de très loin venue : – « Non pareil, inespéré, je suis tel le visage perdu d'Yvonne de Galais que le Grand Meaulnes a tant cherché. En mes yeux, tu trouveras des reflets de Domaine, de château, de « Fête étrange ». Perdus, retrouvés, je suis le chenal, la passe, qui donnent sur le large, quand la plupart des hommes doivent achopper sur la face féminine. As-tu un sentiment d'aubaine, devant mon visage perspective où se laisser doucement aspirer ? Pressens-tu, par lui, la profusion d'oasis que recèle une femme capitale ? Oublie les rôles funestes qu'on me fit jouer – et regarde-moi comme tu ferais de l'Ange de Reims, sourires s'échangeant. »
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Ah ! il nous faut rendre grâce aux inventions qui permettent à des visages que la mort a rendus au néant, de susciter en nous, quand leur image animée apparaît, dans un « Temps retrouvé », un sentiment d'événement, d'avènement. De ceux qui, même infimes, font ce monde accru.
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La seule biographie, mais sensible, fervente, fort bien documentée, de l'actrice, est celle de Daniel Arsand, Mireille Balin ou la beauté foudroyée, Lyon, La Manufacture, 1989.
Sont disponibles en DVD : Don Quichotte, Pépé le Moko, Naples au baiser de feu, Gueule d'amour, Macao, l'enfer du jeu, L'assassin a peur la nuit, Dernier atout.
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Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à la fois – mais d'une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, - soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.
* * * * *( Charles Baudelaire
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Et ton sourire, ton sourire, soulève dans mon cœur une bourrasque de neige.
* * * * Serge Essenine
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Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
* * * * * * * Charles Baudelaire
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Puissé-je te regarder longuement comme on regarde des flammes.
* * * * * * * * Valéry Larbaud
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