L'ÉCRITURE AU FÉMININ
ÉCRIRE COMME ON CRIE
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Je n'ai trouvé, dans ce numéro, le mot d'angoisse associé au sang. Nulle des intervenantes ne connut sans doute celle que génère, chez la femme, un « commerce » imposé ou insouciant, au temps où il n'y avait d'échappatoire que dans le sordide et la solitude ; la mort s'invitant à tout hasard à … l'intervention.
Pourtant, que de femmes qu'une angoisse au vrai « existentielle » aura rendu grises au-dedans, absentes de leurs gestes mêmes, voire un rien hagardes parce qu'elles ne cessaient de supputer en elles le cheminement de leurs cellules sans doute … en travail ; de redouter les signes prémonitoires que les mères vous enseignent. Que de femmes sont passées, durant des semaines, par des accès d'espoir et d'abattement où tout votre sang blanchit, les yeux retournant au calendrier, tel le prévenu dans l'attente du jour où son sort sera fixé !
À l'angoisse de l'esprit, se mêlent les affres du cœur. Cet homme qui vous assiste au quotidien, que l'on aime en dépit de tout, ne va-t-il pas s'éloigner, vous tenant pour seule responsable de votre infortune ? Le plus probable, s'il refuse la vie qui lui doit de bourgeonner en vous, c'est que vous serez seule, réduite à vos ressources, pour y mettre fin. Que la Faculté y pourvoie, en maints pays, n'efface de ma pensée la chape de désarrois, de terreurs, liée au sang féminin – plus épaisse sur les cimetières – que je vois ombrer le jour le plus luisant.
Comment s'en débarrasser ? est une pièce d'Adamov. Une myriade de femmes se sont demandées comment expulser de soi l'intrus qui se gobergeait d'elles et ne devait d'être qu'à la violence, à la naïveté, à la légèreté, à l'amour, et non au choix délibéré.
Avec le sang, commence une vie de guet. Celui du Temps qui, au tréfonds du ventre féminin, n'attend que l'occasion d'y croître, puis, expulsé, de se développer parmi les hommes, de s'y multiplier ainsi qu'un arbre, de rejets en surgeons, peuple une étendue. Le guet de la femme, dans la crainte ou l'espoir d'avoir été… élue. Et qu'il est donc étrange que l'aménorrhée puisse susciter chez l'une la liesse, chez l'autre, dès lors marquée du sceau de l'infamie, détresse, désespoir et désir de mourir !
Que le sang survienne ou non, il aura criblé de sueur les paumes de celles dont il dénonçait la stérilité – faute majeure, irrémissible devant l'Éternel, passible de répudiation, de mise au ban du clan ; et de celles qu'un enfant vouait à l'opprobre et au dénuement. Toutes ayant le sentiment d'avoir été trahies par un corps qui leur semblait amical et, souvent, si plaisant à habiter.
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Noble, héroïque, est le sang de l'homme, quand il s'ouvre, se répand au combat – et quelle corolle de coquelicot s'en épanouit sur la terre de vos aïeux ! Non moins noble, celui en lequel on lave son honneur ou la vertu d'une femme. Ou quand, défendant une juste cause, on est victime, comme Lorenzaccio, d'un guet-apens. Un tel sang appelle l'hommage public ; il supporte l'emphase de l'aède, du poète.
Celui de la femme se vicie pour une part. Laquelle ne se manifeste pas même à la faveur d'une franche entaille, faite en un point décent du corps, mais suinte d'un lieu suspect dont il confirme la souillure intrinsèque et qui le ravale au rang d'excrétion parmi les autres.
Aussi doit-il être traité par la périphrase ou la litote, le propos à mots couverts, la dérision goguenarde. Et convient-il de le faire oublier de l'homme, si délicat, qui voit en lui l'une des marques majeures de cette spécificité à laquelle il achoppe, de cette complicité de nature qui l'exclut. Et l'amoureux même ressent, en ces jours d'allusions, de demi-mots, de gestes dérobés, de teint altéré, de fébrilité latente, mésaise et mise à distance, ainsi que pour ce qui ne peut être partagé.
Il est pourtant un sang féminin moins avouable encore et je regrette que nulle, en ce numéro, n'ait cru bon de l'évoquer. J'allais dire : celui des cuisines de samedi soir, mais le lieu varie, et le jour de la semaine.
Avoir la main forcée est une expression dérisoire pour celle qui héberge une vie que tout son corps refuse. Car c'est alors tout l'être, chair et esprit, qui se trouve forcé. On attente à votre libre-arbitre, on vous le dénie. Non pour un moment, mais pour des mois et, par delà la feinte « délivrance », votre vie entière. C'est la vision que vous vous faisiez de votre avenir qu'on brouille, obscurcit ; dont on vous dépossède.
Un intrus s'impatronise en vous, parfois plus haïssable de vous avoir été enfourné par le viol, l'inceste, ou l'ébriété. Un intrus qui va de plus en plus puiser en votre substance, en vos forces, en attendant de faire de vous une femme harcelée, éparpillée – dilapidée.
– « Que les mères de vocation – elles abondent ! – pavoisent, dans les rues, de leur ventre rond ! Le mien, si je n'y mettais bon ordre, me vaudrait flétrissure, épuisement, ou me conduirait à renoncer au moi que, depuis l'adolescence, je me suis disposée à réaliser. Mourir plutôt que … »
Il faut donc contraindre ce sang à reparaître afin que cessent de croître en vous, avec l'hôte parasite, l'intense distraction, la panique larvée mais grandissante, qui dévastent votre vie.
On en mourait parfois, jusqu'au siècle dernier, en pays « civilisés ». Mais d'abord vous attendent – ô solitude sables mouvants ! – l'humiliation de quêter, celle d'essuyer des refus hautains et méprisants, offensés de pareille demande. Et vous, de vous étonner : « Comment ne meurt-il pas de se nourrir d'un sang décoloré par l'affolement, de mon souffle devenu si parcimonieux, qu'il suffit à peine à me donner, par quelle application, bonne contenance ? Ou il en naîtra difforme ou débile … Il faut que je trouve … »
« Corps féminin qui tant est tendre … » Je vous absous, Villon, de vos méfaits, pour nous avoir laissé ce vers que, toujours, nous devrions avoir en mémoire.
Rouge vif est le sang des hémorragies artérielles ; pâle, si pâle, le visage de celle qui –dérision ! – voit enfin le sang couler, couler entre ses cuisses et se demande si sa vie même n'est pas en train de la quitter.
Une fois sauf, le corps oubliera-t-il, comme il oublie l'extrême distension de l'enfantement ; la mort là encore augurant de ses chances ? Des femmes assurent que le corps a bonne mémoire, et qu'il infuse désormais au plaisir des réminiscences d'humiliation. Et que dire du coeur qui put, pendant des jours, jauger l'homme dans sa pleutrerie, son cynisme, sa propension au chantage, à la dérobade ?
Mais je crois entendre une voix véhémente faire notre procès :
– « Les romans d'amour mentent aux lectrices en leur taisant le revers sordide, sinistre, de l'abandon à l'amant. L'héroïne n'y a jamais de regard pour un calendrier. Qu'un séducteur l'engrosse et l'abandonne, quelques lignes suffisent à nous l'apprendre. Ainsi sont les femmes de papier qui n'ont de ventre que pour la volupté.
« Moi j'en ai un, autour duquel le Temps trace des cercles d'oiseau de proie qui s'apprête à fondre. Et mes pensées, désormais, de suivre ses évolutions. Je fus glorieuse de mes seins. Mon ventre plat, à peine moins en retrait que mon renfoncement fourré, se faisait oublier. Devenir femme, c'est apprendre, souvent par lui, combien on est exposée, et qu'il faut compter avec lui, et lui tenir la bride haute.
« L'amoureuse met en elle le cœur au-dessus de tout viscère. Son ventre lui montrera qu'il peut grever, ruiner les sentiments les plus fougueux. À ceux qui nous reprochent notre passivité dans les jeux érotiques, je dirais que c'est nous conformer à des millénaires de soumission. Qu'ils ne se montreraient pas plus entreprenants que nous s'ils savaient leur sort dépendre des prochaines minutes. Qu'un abandon qui doit se surveiller, un plaisir que l'anxiété dénature, comme vin qui s'aigrit, ont de quoi vous laisser spectatrice. Que ne peuvent-ils entendre, encore aujourd'hui, des femmes parler d'eux quand elles sont entre elles : "Je voudrais qu'il ne me touche plus" », dit l'une. Et l'autre d'avouer : "Je traîne le soir avant de me coucher – afin qu'il soit endormi. Et comme je me rétracte quand, dans le sommeil, nous nous touchons !" Cependant qu'une autre dans la plénitude de l'âge, soupire : "Je voudrais être de dix ans plus vieille". Et de conclure : "Que de tombes par la terre devraient porter la mention : 'Morte en (fausse) couche !' " »
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
J'aspire à des mots aussi neufs qu'est mon amour – pour t'approcher sans qu'ils s'interposent.
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L'amoureux
À cause de ce qu'il y a en toi de nombreux, divers, impénétrable, de végétal aussi, j'avance dans ta vie en aveugle ou les yeux baissés – tel celui qui doit faire front à un noir éclat.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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