L'ÉCRITURE AU FÉMININ, III
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ÉCRIRE COMME ON CRIE
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ÉCRIRE COMME ON CRIE
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Abordant ces numéros de « Sorcières », j'espérais pouvoir enfin m'avancer dans le mythique et très réel « continent noir ». Des femmes, lasses d'être méconnues, calomniées, et longtemps réduites au silence, allaient m'ouvrir leurs arcanes. Or, les hommes frustes, simplistes, et suffisants que nous sommes, ont beaucoup à apprendre de créatures qui nous surpassent dans la perception du vivant ; dans leur aptitude à exalter la saveur des nourritures terrestres ; à se concilier les faveurs d'un réel qui n'a, pour nous, de bienveillance.
Dépourvus de franges, la plupart des hommes sont aisés à cerner, à définir, et ils savent mal dissimuler. La plus commune de nos compagnes est une organisation charnelle, mentale, aux infinis diverticules, recoins, replis et failles où se perpétuent des bribes de la Nuit immémoriale de l'espèce, chez certaines en sa bénignité, chez d'autres en sa virulence.
– « Enfin, se dit le lecteur de bonne volonté devant cette effervescence de témoignages, de confessions, je vais savoir de première main ce qu'elles éprouvent et comment elles nous voient. Je vais avoir part à ce qu'elles devaient contenir aux temps où leur parole était méprisée, tenue sous le boisseau. On va m'éclairer, emporter mon adhésion, accroître encore la considération que j'ai pour elles. »
La revue eut peu de numéros. – Eh quoi, se dit-on, si peu de lectrices se reconnurent dans ces écrits ? Si peu leur demandèrent de prendre une pleine conscience d'elles-mêmes, partant de s'affirmer davantage dans leur richesse, leur spécificité ? Ou ces quelques numéros suffirent-ils à épuiser… la matière ?
Je parcours les sommaires. Pas une collaboratrice ne nous aura donné une œuvre majeure, mémorable. C'est qu'un monde sépare la page où se donne libre cours le prurit, si répandu, de l'écriture, et l'ouvrage qui requiert constance, contention, rigueur, refus, jusqu'à l'apparente dureté envers les proches, de tout ce qui pourrait vous divertir. Autant de vertus, d'attitudes, qu'il faut savoir mettre au service de talents aussi variés que ceux de jardinier – à la Le Nôtre –, d'imagier et d'orfèvre.
Car il ne suffit pas, pour imposer sa voix, de dire tout uniment qu'il pleut, de forger sans nécessité un mot, de démembrer gratuitement une phrase et autres complaisances de m'as-tu-vu, quitte à provoquer l'agacement de celui qui vous écoute.
Ayant lu ces textes avec attention, je me tiens pour renseigné sur divers aspects du féminin. Jamais on ne sut me toucher, le terme devant être pris quasi au sens propre. Aucune de ces écritures interchangeables, sans surprises autres que typographiques, ne porte la marque d'une femme entre toutes, de chair et de sang singuliers. Privés d'harmoniques, les mots s'éteignent à mesure, sans parvenir à impressionner les cellules de l'affectif. Et je veux bien qu'on me parle de la femme en sa condition intrinsèque, on ne me retiendra que si l'une d'elles ne me conte, d'une voix dont le timbre, les inflexions, modulations, cadences, seraient pour moi à la lettre inouïs, ce que fut son expérience des premières menstrues, de son premier « client », de son attente du sang, de sa quête de l'officine salvatrice. Sinon, sa relation, pour émouvante soit-elle, n'aura sur moi que la brève résonance des faits-divers du quotidien.
Simple lecteur, je ne saurais définir le style, mais j'en perçois la présence ou l'absence, celle-ci valant pour moi indigence de la sensibilité, atrophie de l'oreille intérieure, étroitesse du champ visuel, étanchéité de la peau.
Je n'ai cessé de lire ces témoignages dans l'inconfort de l'esprit : « Quelle page elle aurait pu écrire sur le sujet en se conformant au précepte valéryen : "Entre deux mots, il faut choisir le moindre" ; en élaguant avec discernement le premier jet … (Ce sentiment qu'on a, de toujours lire un premier jet !) En ayant le souci de l'économie de la phrase, de son aspiration à nous faire entendre une "petite musique", ainsi quand notre gorge est travaillée par le chant. »
J'ai donc lu en retouchant mentalement : « Le propos eût été moins commun, si tel mot avait été préféré au premier venu ; l'ordre de ceux-ci modifié ; ce néologisme délaissé, cette vulgarité bannie. » Mémorable est le texte qui impose au lecteur son organisation, sa respiration, sa stricte nécessité – et quelle aise, et d'abord corporelle, nous en vient ! On m'agence, on ordonne mon souffle et jusqu'à mon rythme cardiaque ; on me tient en alerte par la nouveauté, la justesse, le bonheur de l'expression. Quelqu'un ne cesse de me murmurer, en marge : « Laisse-toi conduire, je sais où je vais ». Et le contentement d'aller de surprise infime en immédiat assentiment, par un chemin de plaine dont on croyait le sol battu et rebattu !
Femmes qui tenez une plume, si vous voulez vous faire entendre de nous avec qui, que vous le vouliez ou non, vous avez à compter ; si vous voulez nous persuader, nous émouvoir, il serait sage de vous exprimer dans le langage établi. Il vous paraît, œuvre de l'homme, participer à votre asservissement et nul doute que forgé par vous, il eût été d'une richesse, d'une profusion, qui vous rendraient pleine justice. Mais enfin, il est, avec toutes ses insuffisances. Et si vous le trouvez pauvre, la fréquentation de Rabelais, de Rousseau, de Hugo, de Balzac ou de Flaubert, devrait nuancer votre jugement quant aux heureux et féconds mariages de mots qu'il autorise sans que l'oreille ou l'esprit n'en soient heurtés. Il vous suffira de l'élever à la hauteur de l'art pour tirer de nous admiration et gratitude.
Cependant, si vous voulez être entendues aussi de l'immense peuple femme – qui n'a pas, comme vous, un tel mépris, une telle aversion pour l'homme qu'il n'est, dans vos écrits, pas même une silhouette, un filigrane, tout le propos étant occupé par votre Moi –, vous vous aviserez que nombre de vos congénères le tiennent pour un mal nécessaire, et qu'elles attendent de lui qu'il donne réalité, substance et s'il se peut ampleur, à ce mot de jouissance que vous affectionnez. Telle est leur faiblesse avec laquelle, ô fortes femmes, il vous faut compter.
Nobles, convaincantes, sont vos professions de foi. Elles pèchent seulement, pour être partagées, de se formuler dans une prose sans pouvoirs. Lesquels résident dans le style – dont le fâcheux Buffon assurait qu'il est « de l'homme même ». L'outrance dans la pensée ou l'expression, surtout à vide, risque de faire sourire les meilleurs esprits et les mieux disposés envers votre cause.
Femmes, femmes, ce n'est pas « au ras du corps » qu'il faut écrire, mais comme sombre un navire corps et biens, tous hublots fermés.
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texte
[ De Rainer-Maria RILKE à Lou Andréas Salomé ]
Château de Muzot
le 21 décembre 1921
Ma chère Lou,
[…]
Plus que jamais tout échange devient pour moi le rival du travail comme c'est le cas sans doute pour quiconque se concentre de plus en plus sur une seule chose et dès lors en donnant, au-dedans comme au dehors, gaspille cette seule et unique chose. Il y a quelques jours on m'a proposé un chien. Tu imagines la tentation […] mais j'ai senti aussitôt tout ce que cela seul impliquerait de liens dès lors que j'irais au devant de ce convive. Tout être vivant qui exprime une exigence trouve en moi une approbation infinie des conséquences de laquelle il me faut ensuite non sans douleur me dégager quand je m'aperçois qu'elle m'accapare.
[…]
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Qui écrira un savant traité intitulé : « De l'amour considéré comme avènement du langage » ? Mais je t'aime aussi à bouche fermée, bourdonnante de fredons.
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L'amoureux
Tu te tiens quelque part entre ma gorge et mon cœur ; tantôt plus près de celle-là – temps des saveurs –, tantôt de celui-ci, quand me ravagent la tendresse et l'orgueil que j'ai de toi.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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