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Ce poème achevé [La Jeune Parque], dites-vous à Frédéric Lefèvre, dans vos Entretiens avec lui : « j'ai fait presque aussitôt, et d'abondance, Aurore et Palme, comme si la raideur et la longueur de mon effort étaient récompensées par une légèreté et une aisance qui ne peuvent succéder qu'à quelque entraînement rigoureux et volontaire. »
Les vers que vont vous inspirer les femmes aimées, à partir de 1921, et que vous joindrez à vos lettres, témoignent d'une virtuosité de poète rompu à toutes les formes poétiques – du psaume à l'odelette, de l'élégie à la romance, de l'imitation de Pétrarque aux tirades raciniennes ; le sonnet, pour partie libéré des servitudes du genre, y tenant une place de choix.
Car, hormis les rares poèmes à Catherine Pozzi, sa poésie adamantine « obligeant », ce sont des vers le plus souvent gracieux, voire badins, que vous composez. Réguliers mais allégés des « chaînes » dont vous bridiez ceux de Charmes. La diversité de la métrique accroissant le sentiment de spontanéité. Jamais plus que dans le Corona et Coronilla inspiré par Jeanne Léviton.
Les images abondent mais nulle obscurité ne fait obstacle à une immédiate intelligibilité. Nous voici, avec mauvaise conscience, témoins d'aveux, de confidences, de plaintes d'ordre tout intime, et d'autant que l'érotisme qui affleure dans l'œuvre publiée, se déclare ici continûment (« Ma main sur ton genou se sent pleine de toi »), au point que nombre de poèmes trouveraient place sans dissonance dans le Livret de Folastries de Ronsard.
Le corps aimé est évoqué, sans omettre le sexe – calice, corolle, « aux doux bords braisés » (« Epitre au vide ») « Et qui dort aux plus doux bords des ombres de ma chair » dit « Polydore », l'un des noms que vous donnez à l'ultime aimée.
Le sexe, donc, « Cette grotte où le plaisir pleure » (« Ode vivante ») – et qu'il est donc délectable de « boire à la source », à la « Sombre et profonde rose, antre d'ombre odorante » [Ce vers en capitales.]
L'Acte même (« Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes ») est l'unique thème de « l'Ode vivante » : « Deux amis sont en nous qui viennent d'être amants. »
Ah, que vous n'étiez donc pas ce Prince du pur Esprit que vos écrits publics publiaient ! Et que tous les tourments d'amour que nous révèlent vos derniers vers ont de quoi vous rendre proche !
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Vous rêviez de récréer l'Unité primordiale, seul moyen d'atteindre au divin ; vous aspiriez à épancher enfin une tendresse innée, si durement contenue : « Ô pour ma soif de toi seule et d'esprit / Est-il au monde une autre récompense / Qu'être à nous deux la tendresse qui pense ? » (Coronilla)
Votre ultime amour fut une éditrice (de « Cours du droit »), pragmatique, souvent en voyage, aimant bijoux et vie mondaine, que l'on croit entendre dire, comme la Nina de Rimbaud : – « Et le bureau ? » ; ce qui tire de vous maintes plaintes amères.
« Je te vois, grande, belle et nue, ô Jeanne d'ambre / Qui t'envoles superbe à peine après l'amour […] ». Vous la dîtes « lointaine / Même quand je la tiens », et, lamentant ses absences, vous l'hallucinez ; assez lucide, néanmoins, pour percevoir que l'échange n'est que de surface, et qu'elle donnerait raison au mot si contestable de Léautaud : « Les hommes aiment, les femmes se laissent aimer. »
Lucidité qui vous dicte des vers tels que : « Suprême Rose, Orgueil de mon hiver / Ô le plus beau malheur de mon histoire » (« A la Pétrarque ») ; « Mon amour est de crainte et vit dans les alarmes » (« Elégie »), « Et voici que le vieux mot : JE T'AIME, a pris le sens JE TE CRAINS » (« Psaume »)
Vous apparteniez à son brillant tableau de chasse littéraire. Vous êtes-vous demandé comment très vite, dissipée la vanité d'être votre muse, cette femme chez qui le réalisme prévalait, accueillait vos lettres et poèmes ? Sans doute avec la distance qui est nôtre à leur égard.
Vous écrivez, en 1943 : « Le grand dessein est de donner un sens nouveau à ce qui est Amour ou Œuvre – Alors l'amour est une œuvre – L'Oeuvre est acte d'amour. Ceci entendu au sens le plus précis. Je m'entends l'amour devenant une œuvre […]
« J'ai fait ce que j'ai pu pour que le thème monotone de l'amour reparaisse, se fasse entendre à l'octave supérieure – […] » (Cahiers, II, pp 545-546)
N'est-il pas à craindre que votre inspiratrice n'ait trouvé monotone, malgré tous vos efforts, ces manifestations d'un amour qu'elle partageait à un moindre degré ?
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Dès 1938, vous lui aviez dit, dans « Psaume » : « Tu peux me créer ou me détruire. » Le dimanche de Pâques 1945, elle vint vous annoncer son prochain mariage avec l'éditeur Robert Denoël. Et vous lui écrivez alors : « Ma bien-Aimée / Un jour si beau / Le malheur vint / D'entre tes lèvres » ; « Je croyais que tu étais entre la mort et moi / Je ne savais pas que j'étais entre la vie et toi. »
Puis, le 22 mai 1945 : « Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure / Tu le sais à présent si tu doutais jamais / que je puisse mourir par celle que j'aimais. »
La maladie aidant, vous quittez ce monde le 20 juillet suivant, laissant votre Faust inachevé.
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Vous pensant alors aimé avec passion de la « Suprême Rose », vous aviez écrit, à partir de 1940, les trois premiers actes de Lust, partie d'un ensemble conçu pour être votre Faust.
Vivacité, alacrité des dialogues, étincelante perfection de la langue, vous faites dire à votre Faust, mais c'est vous que j'entends, dans la scène 5 de l'acte II : « Serais-je au comble de mon art ? Je vis. Et je ne fais que vivre. Voilà une œuvre … » Premiers mots d'un fabuleux panégyrique en l'honneur de la VIE, de tous nos sens ; amorce d'une scène d'amour où triomphe l'esprit en ses ressources et modalités. S'y pressent l'œuvre que seuls eussent pu produire amour et esprit se fécondant mutuellement, et que l'acte IV et dernier devait illustrer, accomplir.
Il ne fut jamais écrit. En subsistent des ébauches dans les notes sur Mon Faust (Œuvres, II, pp 1351 et 1608) ainsi que dans vos Cahiers, II, pp 542, 548, 556.
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Vous faites, de Lust, une secrétaire capable de donner la réplique à son génial interlocuteur. Une seule, je le redis, parmi les femmes que vous avez aimées, eût pu tenir ce rôle, hors de toute fiction. Et vous l'avez d'emblée perçu, et n'aurez cessé, après huit années d'affrontements avec Catherine Pozzi, d'en rechercher, d'en inventer le substitut.
Renée Vautier, tant aimée, tant en vain poursuivie, vous inspira cette remarque désabusée : « Il s'aperçut que les relations quand il n'y fournissait pas tout devenaient rien. » (Cahiers, II, P506)
Que vous apporta une Jeanne Léviton, hormis son corps ? La pensiez-vous en mesure de réaliser cet idéal : « Les vrais amants ne font qu'un seul artiste qui essaient de créer cette œuvre : l'amour […]
« Il est dans leur étreinte comme une idée du plus haut prix est enveloppée dans la pensée, – présente, certaine, et inexprimable, saisie et non saisie – comme un joyau cousu dans une soie. […]
« Je sais, je sens que je ne suis pas seul – Donc je suis. Tu es, donc je suis. Mais je suis, donc tu es. » (Cahiers, II, p1607) »
Pensez-vous que, recevant l'une de vos lettres extatiques dont vous nous donnez la teneur (Cahiers, II, p 1608), elle s'écriait : « Ô lettre, tu changes tout. Comment penser ? »
Vous aviez pourtant conscience que seuls deux êtres d'exception pouvaient faire, de leur amour, une Œuvre sans seconde. Ne peut-on s'étonner, de surcroît, qu'un analyste acéré de l'humain ait si mal connu la femme ? L'œuvre à laquelle aspire une femme plénière, capitale, c'est, par sa conformation, sa physiologie, sa sensibilité – l'enfant. L'homme, surtout aimé, est d'abord, à ses yeux, l'instrument, le garant de cet accomplissement. Catherine Pozzi, se croyant enceinte de vous, décida de garder l'enfant – au péril de sa vie ! Qu'eût-il advenu, de l'œuvre sublime dont vous rêviez ?
Ceci encore. Une amoureuse souhaite – fort imprudemment – une présence constante de l'être aimé. Vous-même souffriez des absences de votre maîtresse : « ainsi j'ai soif de ta présence à tout moment. » Mais vous savez ce que pensait Catherine Pozzi de vos multiples soirées dans les salons littéraires, de vos incessants dîners en ville, de vos innombrables déplacements en France et en Europe. Et si la réalisation de votre « grand œuvre » s'accommodait mal des sujétions de la gloire ?
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Je vous laisse le dernier mot sur l'amour : « Toutes les amours finissent mal. Il est impossible de penser à un développement sans arriver nécessairement au dégoût, à la trahison, au mensonge, à la dissolution dans l'ennui, à l'instabilité. » (Cahiers, II, p438)
Le dernier mot, encore, sur votre pièce : « Comment écrire Lust IV ? Le sujet est aussi peu théâtre que possible. Il est amour comme je le conçois – et je l'ai vu périr 2 fois – » (Cahiers II, p552)
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« Lust IV – Pour écrire cet acte si difficile, car ce que je veux qu'il soit m'apparaît mais ce que je dois vouloir m'échappe, il faudrait que j'aie – une fois !– le courage d'être moi […] Ce sont des êtres exceptionnels à créer, c'est-à-dire à faire imaginer … par un public presque quelconque…
« Je suis mon seul modèle. Car Lust et Faust sont moi – et rien que moi.»
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« Il osa trop mais l'audace était belle » a-t-on dit de Ronsard. Votre pièce inachevée, écrite en « un style qui épouse toutes les sautes de l'esprit », vous montre « au comble de [votre] art ».
Et la scène d'amour entre Faust et Lust peut prendre place auprès de celle entre Mesa et Ysé ; auprès du dialogue d' « Etroits sont les vaisseaux ». Pour vous l'avoir inspirée, il sera beaucoup pardonné à la « médiocre » Jeanne Léviton.
La pièce eut des spectateurs – qu'elle ravit. Elle ne sera plus représentée : Pierre Fresnay n'est plus là pour incarner votre Faust. Et quel public se presserait à présent pour en savourer les diapreries ?
Il est un « théâtre dans un fauteuil », des pièces à lire chez soi, pour une soirée de gala. Elle en fait partie et tenez-le pour un privilège, au vu des « spectacles » que des énergumènes nous infligent sur la scène.
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SUR LA TENDRESSE
[Textes de Paul Valéry]
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Par moment, la folie du contact me saisit avec une telle intensité que j'en ai les mains coupées et les larmes aux yeux.
La tendresse monte et m'étouffe, prend une forme exaspérée ; elle m'est comme un appel mystérieux d'abîmes où je me jetterais. Elle est une chose en moi bien différente de l'impulsion sexuelle connue, laquelle peut se satisfaire selon la formule, et suit, en somme, un cycle simple, et qui doit l'être … » […]
L'Ange et la Bête, si tu veux. J'appelle donc Tendresse l'effusion mêlée de désespoir, de douceur, de fureur, d'énergie, d'étreintes et d'esprit, une familiarité qui parcourt les organismes et les pensées conjugués, et en fait je ne sais quel monstre achevé, quelle œuvre enfin, qui ne peut-être. »
Lettre à Jeanne Léviton
citée par Bernard de Fallois dans sa post-face à : Corona et Coronilla
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Études pour Béatrice
De la Tendresse –
Sentir, laisser paraître que l'on ne peut résister à l'effet de quelqu'un sur nous. Voix adoucie – regards noyés – mollesse du sourire. Marques générales de l'abandon, du céder à soi-même quant à un autre. Relâchement. Ineffabilité. Apparition de l'intime sur les traits et dans l'attitude.
Le profond se rend involontairement ; se fait facile ; Trouble.
Commencement d'un mouvement …
Paul Valéry, Cahiers, Bibl. de la Pléiade, II, 434-35
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« Tendresse » Sens de ce terme ?
– Evasion dans la faiblesse, dans un évanouissement doux et insupportable presque … Opposer à tout sa / une / faiblesse
– Nudité du moi qui se dépouille de tout ce qui le revêtait et le rendait tout autre qu'un petit enfant. Perdre connaissance dans la douceur.
Cette faiblesse échappe à toute force.
Ibid, pp 541-542
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Tendresse, moment où le Moi se dépouille de ce qui le revêtait, le déguisait, le distinguait du tout petit enfant qui est en chacun de nous, essentiel et caché, le germe ou le sentiment tout pur de vivre. Tendresse est une faiblesse de nature divine, une perte de connaissance dans la douceur. Quoi de plus fort que cette faiblesse qui nous dérobe à toutes forces, aux événements, aux prévisions, aux idées …
Ébauches de « Mon Faust », Paul Valéry, Œuvres,
Bibliothèque de la Pléiade, II, p 1413,
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[À 20 ans], je me faisais de mon mieux l'Ennemi du Tendre de toutes les forces des sources de ma tendresse désespérée – C'est un drame singulier. J'ai créé alors l'Idole de l'Intellect et son grand prêtre – l'illustre Monsieur T – contre les terribles puissances du cœur.
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Que serais-je devenu si, à cet âge, j'avais rencontré celle qui m'eût rendu ce que je périssais de ne pas donner – et si d'autre part, quelque circonstance m'eût permis de vivre à loisir ? Après tout, ce sont des choses non impossibles.
Ma question est celle-ci : qu'aurais-je attribué à l'esprit, qu'aurais-je fait du mien dans ces conditions ? […]
La grande tentation de ma vie aura été d'épouser quelques choses – mes possibilités de sentir et penser – non de faire une œuvre au sens ordinaire. »
Lettre à Jeanne Léviton, 8 / 9 mai 1940
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La vie ne m'aura pas permis de sentir s'épancher de moi toute la tendresse dont ma nature se sent capable. Peut-être l'idée fixe que je me fais depuis toujours de cette effusion est-elle une sorte d'absurde création de mon esprit.
Lettre à Jeanne Léviton, 13 août 1944
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