* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

15 décembre 2013 AUX MANES DE PAUL VALERY (II, 4)


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Ce poème achevé [La Jeune Parque], dites-vous à Frédéric Lefèvre, dans vos Entretiens avec lui : «  j'ai fait presque aussitôt, et d'abondance, Aurore et Palme, comme si la raideur et la longueur de mon effort étaient récompensées par une légèreté et une aisance qui ne peuvent succéder qu'à quelque entraînement rigoureux et volontaire. »
Les vers que vont vous inspirer les femmes aimées, à partir de 1921, et que vous joindrez à vos lettres, témoignent d'une virtuosité de poète rompu à toutes les formes poétiques – du psaume à l'odelette, de l'élégie à la romance, de l'imitation de Pétrarque aux tirades raciniennes ; le sonnet, pour partie libéré des servitudes du genre, y tenant une place de choix.
Car, hormis les rares poèmes à Catherine Pozzi, sa poésie adamantine « obligeant », ce sont des vers le plus souvent gracieux, voire badins, que vous composez. Réguliers mais allégés des « chaînes » dont vous bridiez ceux de Charmes. La diversité de la métrique accroissant le sentiment de spontanéité. Jamais plus que dans le Corona et Coronilla inspiré par Jeanne Léviton.
Les images abondent mais nulle obscurité ne fait obstacle à une immédiate intelligibilité. Nous voici, avec mauvaise conscience, témoins d'aveux, de confidences, de plaintes d'ordre tout intime, et d'autant que l'érotisme qui affleure dans l'œuvre publiée, se déclare ici continûment (« Ma main sur ton genou se sent pleine de toi »), au point que nombre de poèmes trouveraient place sans dissonance dans le Livret de Folastries de Ronsard.
Le corps aimé est évoqué, sans omettre le sexe – calice, corolle, « aux doux bords braisés » (« Epitre au vide ») « Et qui dort aux plus doux bords des ombres de ma chair » dit « Polydore », l'un des noms que vous donnez à l'ultime aimée.
Le sexe, donc, « Cette grotte où le plaisir pleure » (« Ode vivante ») – et qu'il est donc délectable de « boire à la source », à la « Sombre et profonde rose, antre d'ombre odorante » [Ce vers en capitales.]
L'Acte même (« Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes ») est l'unique thème de « l'Ode vivante » : « Deux amis sont en nous qui viennent d'être amants. »
Ah, que vous n'étiez donc pas ce Prince du pur Esprit que vos écrits publics publiaient ! Et que tous les tourments d'amour que nous révèlent vos derniers vers ont de quoi vous rendre proche !
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Vous rêviez de récréer l'Unité primordiale, seul moyen d'atteindre au divin ; vous aspiriez à épancher enfin une tendresse innée, si durement contenue : « Ô pour ma soif de toi seule et d'esprit / Est-il au monde une autre récompense / Qu'être à nous deux la tendresse qui pense ? » (Coronilla)
Votre ultime amour fut une éditrice (de « Cours du droit »), pragmatique, souvent en voyage, aimant bijoux et vie mondaine, que l'on croit entendre dire, comme la Nina de Rimbaud : – « Et le bureau ? » ; ce qui tire de vous maintes plaintes amères.
« Je te vois, grande, belle et nue, ô Jeanne d'ambre / Qui t'envoles superbe à peine après l'amour […] ». Vous la dîtes « lointaine / Même quand je la tiens », et, lamentant ses absences, vous l'hallucinez ; assez lucide, néanmoins, pour percevoir que l'échange n'est que de surface, et qu'elle donnerait raison au mot si contestable de Léautaud : « Les hommes aiment, les femmes se laissent aimer. »
Lucidité qui vous dicte des vers tels que : « Suprême Rose, Orgueil de mon hiver / Ô le plus beau malheur de mon histoire » (« A la Pétrarque ») ; « Mon amour est de crainte et vit dans les alarmes » (« Elégie »), « Et voici que le vieux mot : JE T'AIME, a pris le sens JE TE CRAINS » (« Psaume »)
Vous apparteniez à son brillant tableau de chasse littéraire. Vous êtes-vous demandé comment très vite, dissipée la vanité d'être votre muse, cette femme chez qui le réalisme prévalait, accueillait vos lettres et poèmes ? Sans doute avec la distance qui est nôtre à leur égard.
Vous écrivez, en 1943 : « Le grand dessein est de donner un sens nouveau à ce qui est Amour ou Œuvre – Alors l'amour est une œuvre – L'Oeuvre est acte d'amour. Ceci entendu au sens le plus précis. Je m'entends l'amour devenant une œuvre […]
« J'ai fait ce que j'ai pu pour que le thème monotone de l'amour reparaisse, se fasse entendre à l'octave supérieure – […] » (Cahiers, II, pp 545-546)
N'est-il pas à craindre que votre inspiratrice n'ait trouvé monotone, malgré tous vos efforts, ces manifestations d'un amour qu'elle partageait à un moindre degré ?
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Dès 1938, vous lui aviez dit, dans « Psaume » : « Tu peux me créer ou me détruire. » Le dimanche de Pâques 1945, elle vint vous annoncer son prochain mariage avec l'éditeur Robert Denoël. Et vous lui écrivez alors : « Ma bien-Aimée / Un jour si beau / Le malheur vint / D'entre tes lèvres » ; « Je croyais que tu étais entre la mort et moi / Je ne savais pas que j'étais entre la vie et toi. »
Puis, le 22 mai 1945 : « Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure / Tu le sais à présent si tu doutais jamais / que je puisse mourir par celle que j'aimais. »
La maladie aidant, vous quittez ce monde le 20 juillet suivant, laissant votre Faust inachevé.
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Vous pensant alors aimé avec passion de la « Suprême Rose », vous aviez écrit, à partir de 1940, les trois premiers actes de Lust, partie d'un ensemble conçu pour être votre Faust.
Vivacité, alacrité des dialogues, étincelante perfection de la langue, vous faites dire à votre Faust, mais c'est vous que j'entends, dans la scène 5 de l'acte II : « Serais-je au comble de mon art ? Je vis. Et je ne fais que vivre. Voilà une œuvre … »  Premiers mots d'un fabuleux panégyrique en l'honneur de la VIE, de tous nos sens ; amorce d'une scène d'amour où triomphe l'esprit en ses ressources et modalités. S'y pressent l'œuvre que seuls eussent pu produire amour et esprit se fécondant mutuellement, et que l'acte IV et dernier devait illustrer, accomplir.
Il ne fut jamais écrit. En subsistent des ébauches dans les notes sur Mon Faust (Œuvres, II, pp 1351 et 1608) ainsi que dans vos Cahiers, II, pp 542, 548, 556.
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Vous faites, de Lust, une secrétaire capable de donner la réplique à son génial interlocuteur. Une seule, je le redis, parmi les femmes que vous avez aimées, eût pu tenir ce rôle, hors de toute fiction. Et vous l'avez d'emblée perçu, et n'aurez cessé, après huit années d'affrontements avec Catherine Pozzi, d'en rechercher, d'en inventer le substitut.
Renée Vautier, tant aimée, tant en vain poursuivie, vous inspira cette remarque désabusée : « Il s'aperçut que les relations quand il n'y fournissait pas tout devenaient rien. » (Cahiers, II, P506)
Que vous apporta une Jeanne Léviton, hormis son corps ? La pensiez-vous en mesure de réaliser cet idéal : « Les vrais amants ne font qu'un seul artiste qui essaient de créer cette œuvre : l'amour […]
« Il est dans leur étreinte comme une idée du plus haut prix est enveloppée dans la pensée, – présente, certaine, et inexprimable, saisie et non saisie – comme un joyau cousu dans une soie. […]
« Je sais, je sens que je ne suis pas seul – Donc je suis. Tu es, donc je suis. Mais je suis, donc tu es. » (Cahiers, II, p1607) »
Pensez-vous que, recevant l'une de vos lettres extatiques dont vous nous donnez la teneur (Cahiers, II, p 1608), elle s'écriait : « Ô lettre, tu changes tout. Comment penser ? »
Vous aviez pourtant conscience que seuls deux êtres d'exception pouvaient faire, de leur amour, une Œuvre sans seconde. Ne peut-on s'étonner, de surcroît, qu'un analyste acéré de l'humain ait si mal connu la femme ? L'œuvre à laquelle aspire une femme plénière, capitale, c'est, par sa conformation, sa physiologie, sa sensibilité – l'enfant. L'homme, surtout aimé, est d'abord, à ses yeux, l'instrument, le garant de cet accomplissement. Catherine Pozzi, se croyant enceinte de vous, décida de garder l'enfant – au péril de sa vie ! Qu'eût-il advenu, de l'œuvre sublime dont vous rêviez ?
Ceci encore. Une amoureuse souhaite – fort imprudemment – une présence constante de l'être aimé. Vous-même souffriez des absences de votre maîtresse : « ainsi j'ai soif de ta présence à tout moment. » Mais vous savez ce que pensait Catherine Pozzi de vos multiples soirées dans les salons littéraires, de vos incessants dîners en ville, de vos innombrables déplacements en France et en Europe. Et si la réalisation de votre « grand œuvre » s'accommodait mal des sujétions de la gloire ?
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Je vous laisse le dernier mot sur l'amour : « Toutes les amours finissent mal. Il est impossible de penser à un développement sans arriver nécessairement au dégoût, à la trahison, au mensonge, à la dissolution dans l'ennui, à l'instabilité. » (Cahiers, II, p438)
Le dernier mot, encore, sur votre pièce : « Comment écrire Lust IV ? Le sujet est aussi peu théâtre que possible. Il est amour comme je le conçois – et je l'ai vu périr 2 fois – » (Cahiers II, p552)
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« Lust IV – Pour écrire cet acte si difficile, car ce que je veux qu'il soit m'apparaît mais ce que je dois vouloir m'échappe, il faudrait que j'aie – une fois !– le courage d'être moi […] Ce sont des êtres exceptionnels à créer, c'est-à-dire à faire imaginer … par un public presque quelconque…
« Je suis mon seul modèle. Car Lust et Faust sont moi – et rien que moi.»
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« Il osa trop mais l'audace était belle » a-t-on dit de Ronsard. Votre pièce inachevée, écrite en « un style qui épouse toutes les sautes de l'esprit », vous montre « au comble de [votre] art ».
Et la scène d'amour entre Faust et Lust peut prendre place auprès de celle entre Mesa et Ysé ; auprès du dialogue d' « Etroits sont les vaisseaux ». Pour vous l'avoir inspirée, il sera beaucoup pardonné à la « médiocre » Jeanne Léviton.
La pièce eut des spectateurs – qu'elle ravit. Elle ne sera plus représentée : Pierre Fresnay n'est plus là pour incarner votre Faust. Et quel public se presserait à présent pour en savourer les diapreries ? 
Il est un « théâtre dans un fauteuil », des pièces à lire chez soi, pour une soirée de gala. Elle en fait partie et tenez-le pour un privilège, au vu des « spectacles » que des énergumènes nous infligent sur la scène.
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SUR LA TENDRESSE
[Textes de Paul Valéry]
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Par moment, la folie du contact me saisit avec une telle intensité que j'en ai les mains coupées et les larmes aux yeux.
La tendresse monte et m'étouffe, prend une forme exaspérée ; elle m'est comme un appel mystérieux d'abîmes où je me jetterais. Elle est une chose en moi bien différente de l'impulsion sexuelle connue, laquelle peut se satisfaire selon la formule, et suit, en somme, un cycle simple, et qui doit l'être … » […]
L'Ange et la Bête, si tu veux. J'appelle donc Tendresse l'effusion mêlée de désespoir, de douceur, de fureur, d'énergie, d'étreintes et d'esprit, une familiarité qui parcourt les organismes et les pensées conjugués, et en fait je ne sais quel monstre achevé, quelle œuvre enfin, qui ne peut-être. »
Lettre à Jeanne Léviton
citée par Bernard de Fallois dans sa post-face à  : Corona et Coronilla
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Études pour Béatrice
De la Tendresse –
Sentir, laisser paraître que l'on ne peut résister à l'effet de quelqu'un sur nous. Voix adoucie – regards noyés – mollesse du sourire. Marques générales de l'abandon, du céder à soi-même quant à un autre. Relâchement. Ineffabilité. Apparition de l'intime sur les traits et dans l'attitude.
Le profond se rend involontairement ; se fait facile ; Trouble.
Commencement d'un mouvement …
Paul Valéry, Cahiers, Bibl. de la Pléiade, II, 434-35
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« Tendresse » Sens de ce terme ?
– Evasion dans la faiblesse, dans un évanouissement doux et insupportable presque … Opposer à tout sa / une / faiblesse
– Nudité du moi qui se dépouille de tout ce qui le revêtait et le rendait tout autre qu'un petit enfant. Perdre connaissance dans la douceur.
Cette faiblesse échappe à toute force.
Ibid, pp 541-542
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Tendresse, moment où le Moi se dépouille de ce qui le revêtait, le déguisait, le distinguait du tout petit enfant qui est en chacun de nous, essentiel et caché, le germe ou le sentiment tout pur de vivre. Tendresse est une faiblesse de nature divine, une perte de connaissance dans la douceur. Quoi de plus fort que cette faiblesse qui nous dérobe à toutes forces, aux événements, aux prévisions, aux idées …
Ébauches de « Mon Faust », Paul Valéry, Œuvres,
Bibliothèque de la Pléiade, II, p 1413,
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[À 20 ans], je me faisais de mon mieux l'Ennemi du Tendre  de toutes les forces des sources de ma tendresse désespérée – C'est un drame singulier. J'ai créé alors l'Idole de l'Intellect et son grand prêtre – l'illustre Monsieur T – contre les terribles puissances du cœur.
Que serais-je devenu si, à cet âge, j'avais rencontré celle qui m'eût rendu ce que je périssais de ne pas donner – et si d'autre part, quelque circonstance m'eût permis de vivre à loisir ? Après tout, ce sont des choses non impossibles.
Ma question est celle-ci : qu'aurais-je attribué à l'esprit, qu'aurais-je fait du mien dans ces conditions ? […]
La grande tentation de ma vie aura été d'épouser quelques choses – mes possibilités de sentir et penser – non de faire une œuvre au sens ordinaire. »
Lettre à Jeanne Léviton, 8 / 9 mai 1940
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La vie ne m'aura pas permis de sentir s'épancher de moi toute la tendresse dont ma nature se sent capable. Peut-être l'idée fixe que je me fais depuis toujours de cette effusion est-elle une sorte d'absurde création de mon esprit.
Lettre à Jeanne Léviton, 13 août 1944

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1er décembre 2013 AUX MÂNES DE PAUL VALERY (II,3)



II
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Quelle part de forfanterie entrait dans les lignes que vous adressiez à Pierre Louïys, le 14 septembre 1890, sous le titre « MOI » : « Les femmes sont pour lui de gracieux petits animaux qui ont la perverse habileté de détourner sur elles l'attention de trop d'esprits. On les place au sommet des autels de l'art et nos élégants psychologues ( !) savent mieux – hélas – noter leurs bouderies de chienne, leurs grifferies de chatte que démonter le difficile cerveau d'un Ampère, d'un Delacroix, d'un Edgar Poe » ?
Deux ans plus tard, vous souffrirez toutes les affres de la passion pour une Mme de Rovira qui ne sut jamais, faute que vous l'abordiez, quel amour elle vous inspirait.
Ce qui vous fit, en une nuit d'orage, répudier toutes les « idoles » de chair pour ne vous consacrer qu'à celle de l'Intellect.
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Mouvement d'orgueil blessé ? Totale méconnaissance d'une nature sensuelle, d'une sensibilité affinée, d'un esprit qui vous faisait préférer Restif à Voltaire ?
La rencontre, en 1921, de Catherine Pozzi balaya en une soirée, toute prévention contre l'affectif.
Avec elle, d'une intelligence corrosive, capable de rivaliser avec la vôtre, éprise de vos écrits, remarquable écrivain – ses Journaux et poèmes, publiés après sa mort, en témoignent –  vous alliez pouvoir, barrage rompu, épancher une tendresse trop longtemps contenue.
Bien plus tard, vous ferez dire à votre Faust, dans l'acte IV jamais achevé : « Oui, l'idée à l'état naissant et renaissant – leur alliance me rend fou par l'acte d'y penser. […] » ; « Nous serions comme des Dieux, des harmoniques intelligents dans une correspondance immédiate de nos vies sensitives, sans parole, – et nos esprit feraient l'amour l'un avec l'autre comme des corps peuvent faire. […]. Nous ferions des moments comme l'on procrée, des moments qui seraient dérobés au désordre de la vie ordinaire qui est accidentelle et faite de lambeaux … »
Nul doute que Catherine Pozzi eût pu être, seule parmi les femmes que vous avez aimées, celle avec qui réaliser cette œuvre sans pareille où chair, amour, esprit, tendresse, se combinant, se fussent mutuellement fondus et fécondés.
Mais, grande bourgeoise fortunée, prompte à la morgue, au mépris, au décri, ombrageuse, écorchée vive, retorse en sado-masochisme, elle était de ces femmes aux si du chantage et qui sans cesse vous réclament des « sacrifices-preuves ».
(Qu'elle qui se vantait, dans son Journal, de se vêtir chez les couturiers en renom, ait eu la bassesse d'âme de vous reprocher des emplois à ses yeux indignes de vous, aurait dû vous en détacher sur le champ.)
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Ce que furent, pendant huit ans, les modalités de votre enfer affectif, nous le savons aujourd'hui par la publication de La Flamme et la Cendre où ce qui échappa à l'autodafé de vos lettres commandé par elle, parvient néanmoins à faire pièce à l'intégralité de ses diatribes au vitriol.
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Catherine Pozzi, dans son Journal de jeunesse, se disait sensuelle. Elle se plaint vite de vos exigences charnelles et, tôt, les repoussera, ajoutant pour vous la frustration aux avanies qu'elle vous inflige.
Pour haïssable que soit cette femme, une question me vient que j'ose à peine formuler. Apollinaire écrivit la chanson du « Mal-aimé » et vous auriez été, à la fin de votre vie, plus fondé que lui à en composer l'équivalent. Mais si on ne peut, certes vous imputer les … débordements que Marie Laurencin reprochait à son amant, êtes-vous sûr que toutes les femmes raffolent de l'haleine empuantie des fumeurs invétérés ? Si votre âge ne cessa, de plus en plus, de vous rendre soucieux dans vos liaisons, je ne le crois pourtant déterminant, la « petite dame » de Gide le prouve.
On sait votre boutade, si pertinente, selon laquelle « Ce que l'homme a de plus profond en lui, c'est sa peau. », mais consultant l'index des thèmes de vos Cahiers publiés, je fus frappé par l'absence des mots contact, caresse, peau, toucher – et corps féminin. L'acte, la volupté, furent maintes fois objets de votre réflexion ; cet acte, à vos yeux « l'acte même […], le type plus digne d'observation – peut-être le plus complet qui soit […] ». En revanche, apparemment, les préliminaires ne retiennent guère votre attention, quand on attendrait, dans vos écrits privés, de nouveaux « blasons » célébrant tout ou partie du corps de votre partenaire. Et notre regret s'avive de ces lignes de la section « Eros » qui font rêver à ce que vous en auriez pu écrire : « Quelle étrange que ce qui est bon ! Ce parfum – cette crème de lait – le tour de ce col, et de mes mains, la descente par les épaules sur les seins – jusqu'à la formation du solide du torse selon une douceur continue du toucher, et une suite de modulations de forces dans mes doigts, de pressions et de glissements au contact, qui rendent l'âme créatrice de ce qui s'offre à cet acte de place en place et de meilleur en meilleur. Je te fais et te refais. – Je ne puis abandonner cette action par excellence, perdre ce chant de mes mains. » Cahiers, T.II, pp 529-530
*
Il n'est d'homme au tempérament lascif qui ayant épousé par convenance une femme parfaite compagne et mère, mais fort bigote, n'excuserait son pareil de demander aux filles de joie des privautés qui n'ont cours dans l'alcôve conjugale. (Une confidence de votre ami Richard Anacréon, à qui je ne la demandais.) Je doute seulement qu'en des lieux où temps et argent se confondent, vous ayez pu parfaire : L'art de la Chambre à coucher.
D'où ma question, dont je mesure l'indécence, posée au « mal-aimé » que vous aurez été : « Quel amant fûtes-vous, Paul Valéry ? »
*
L'universitaire admiratrice de votre œuvre, Emilie Noulet, – qui, par parenthèse, se dit choquée par l'impudicité de vos lettres – ne fut, semble-t-il, qu'une de ces maîtresses que le sort vous accorde pour meubler les intermèdes, les … « intermittences du cœur ».
Vous alliez connaître en revanche, avec votre sculpteur Renée Vautier tous les tourments de la passion non payée de retour ; où vous découvrez que le génie, la gloire, les instances pressantes, variées, peuvent échouer devant l'inaffection – ce qui est pour vous sujet d'étonnement.
Des femmes miment, à s'y méprendre, l'amour. D'autres en sont incapables. On vous accordera considération ; on en sera peut-être flattée ; les meilleures s'en voudront de ne pouvoir répondre à vos prières : cœur, chair, esprit, demeureront chez elles spectateurs.
Renée Vautier vous inspirera donc cette remarque désabusée : « L'expérience m'a montré que ce que j'ai le plus désiré ne se trouve pas dans l'autrui – et ne peut trouver l'autre capable de tenter sans réserve l'essai d'aller jusqu'au bout dans la volonté de … porter l'amour où il n'a jamais été. – Cet amour a contre lui la médiocrité humaine. » (Cahiers, II, p.556)
*
Fûtes-vous du moins aimé de votre dernière maîtresse, Jeanne Léviton, qui put se reconnaître sous les traits de Héra dans vos Histoires brisées, « être superbe et redoutable », « dangereusement charmante » ?
Avec elle, vous alliez aimer jusqu'au désespoir, une femme d'affaires non toujours limpides sachant « tenir tête à son cœur », comme le recommande Léon Brunschvicg qui vous annonça un jour, tout de go, qu'elle épousait quelqu'un ; et qui, plus tard, mettra aux enchères le millier de lettres et les recueils de poèmes qu'elle vous avait inspirés.
Avec elle non plus, bas-bleu de surcroît sous le pseudonyme de Jean Voilier, vous n'aurez pu donner substance à cette note de vos Cahiers : « Le mélange d'Amour avec Esprit est la boisson la plus enivrante. L'âge y joint ses profondes amertumes, sa noire lucidité donne valeur infinie à la goutte de l'instant. »
Qu'elle dut sourire, se reconnaissant dans votre Hera, de lire que, pour vous, « l'intimité en acte devient une sorte de communion secrète, quand une tendresse sacrée et une signification d'alliance la relève et lui donne valeur d'un moyen de la plus profonde identification de deux êtres. »
Vous lui écrivez, le 13 avril 1945 : « Je finis ma vie en vulgarité, victime ridicule à mes propres yeux, après avoir cru l'achever dans un crépuscule d'amour absolu incorruptible et de puissance spirituelle reconnue par tous comme sévèrement et justement conquise. »
*
Mais ne savions-nous pas qu'un esprit supérieur, maître en introspection, peut se conduire en collégien face à cette Etrangère qu'est toute femme pour l'homme ?
Même quand il a fait délivrer à son Faust s'entretenant avec son disciple, ce précepte capital : « Prenez garde à l'Amour ». Tout en dénonçant, en ses Cahiers, « le piège épouvantable de la tendresse. »
                                 

15 novembre 2013 AUX MÂNES DE PAUL VALERY (I, 2)



Je savais votre action, pour la défense de l'esprit pour la défense de l'esprit, au sein de l'Institut de Coopération intellectuelle, émanation de la Société des Nations. J'appris, par votre biographie, quel temps, quels efforts, vous aurez consacrés à cette tâche. En vain, puisque la seconde guerre mondiale ruina l'entreprise.
Mais c'est en relisant vos écrits que j'ai mesuré votre degré de clairvoyance quant aux périls que courait dès alors l'esprit. Ce qui advint, l'avenir ayant tenu, avec une ingéniosité inépuisable, à justifier vos craintes.
Célèbre est l'incipit de « La Crise de l'Esprit » de 1919 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et l'on relirait avec étonnement ce que vous disiez à la même époque, dans « Une conquête méthodique », des … vertus de la discipline en Allemagne.
Mais c'est surtout de 1930 à 1940 que vous dénoncez l'inhumanité qu'emportent notre hâte dans l'exécution, notre culte du nouveau et de l'excès, notre indifférence à la laideur agressive, notre quête du divertissement, de la dissipation …
La forme vous importait. Je ne sache pas que vous ayez nommément mis en cause le Cubisme, la dislocation du corps, du visage par un Picasso, la disparition de la figure humaine dans la peinture (ce que fit Mauriac), mais nul doute que les révolutions picturales qui suivront l'Impressionnisme ne soient implicites dans vos réquisitoires.
Le « saint langage » était pour vous l'honneur des hommes. Vous avez pu voir ce qu'en fit Dada ; les fins que les Surréalistes lui assignèrent, sans, non plus, instruire leur procès – leurs expériences ne pouvant qu'appeler votre dédain.
Du moins, votre mort vous épargna-t-elle le spectacle d'une langue abâtardie, désintégrée, et de la logorrhée qui a saisi le monde.
Pour m'en tenir à notre pays, sans doute existait-il des imbéciles en foule avant 1968. Mais, se heurtant à l'indifférence de l'auditoire, ou à sa muette réprobation, c'est brièvement, timidement, qu'ils se manifestaient dans les amphithéâtres et diverses agoras.
Du jour où l'on tendit dans la rue un micro aux extravagants, illuminés, utopistes et songe-creux, pour recueillir et diffuser à la France entière leurs propos les plus insanes, leur problème, véritablement existentiel, fut résolu. « JE SUIS, et il importe que le plus grand nombre le sache – et m'entende, car j'ai à dire ! »
Aujourd'hui, un bond technique prodigieux, pour vous inimaginable, permet au premier venu (mais qui, encore, se tient pour un « premier venu » ?) de faire savoir, à la Terre entière et quasi dans l'instant, qu'Il est et quels sont ses états d'âme. Photo jointe.
Il se trouvait jadis des gens capables de commettre un meurtre pour voir leur nom dans les journaux et avoir enfin la preuve qu'ils existaient. À présent, un simple déclic suffit à vous donner des foules de correspondants, et à pouvoir vous prévaloir de milliers d' « amis » – avec qui … échanger.
Grâce à cette invention mirifique s'élève nuit et jour – comme tour de Babel – un caquetage muet ou sonore, à éberluer, à étourdir les anges. Et mon image n'est pas innocente, puisque vous faisiez dire à votre Faust, s'adressant à Méphistophélès venu s'enquérir des choses de ce bas-monde : « […] l'esprit de l'homme, déniaisé par toi-même ! … a fini par s'attaquer aux dessous de la Création … […] Et ils commencent à tâtons à toucher même aux principes de la vie. […]
« Sais-tu que c'est peut-être la fin de l'âme ? […] L'individu se meurt. Il se noie dans le nombre. Les différences s'évanouissent devant l'accumulation des êtres […] » (Mon Faust, Acte I, scène 2)
Mais Novalis n'avait-il pas déjà écrit : « Là où il n'y a plus de dieux, règnent les spectres. » ?
*
Je vous ai dit quelques raisons de craindre que les gloires littéraires de votre siècle ne soient déjà plus, pour la plupart, que de beaux noms, y compris le vôtre, eu égard aux rigueurs que vous vous assigniez. Un autre motif, et non le moindre, s'y ajoute.
Nous avons connu des enseignants pénétrés de la beauté des œuvres au programme, et qui, par leur sensibilité, leur finesse d'esprit, leur culture, savaient communiquer leur ferveur aux meilleurs de la classe. Vous  aurais-je connu, admiré, sans l'un de ces professeurs dont la vocation est d'être éveilleur, intercesseur ?
Or vint l'époque où les sciences humaines s'imposèrent au monde pensant ; où les linguistes parlèrent haut et fort ; où le structuralisme régenta toute activité intellectuelle.
Des directives furent donc données aux pédagogues, pour considérer l'œuvre littéraire comme matière à … dissection, ce qui excluait toute intrusion d'une sensibilité tenue pour subjective, le lyrisme n'étant plus de mise.
Et c'est ainsi qu'à apposer, sur un texte littéraire, une grille sociologique, psychanalytique, politique, phénoménologique …, à occuper l'heure de cours à la recherche des connotations, dénotations, diachronies, et synchronies, transtextualités et réseaux sémantiques, à délimiter le champ lexical et à dénombrer les « actants», on détourna des générations d'élèves, d'étudiants, de l'art littéraire ; le « plaisir » du texte étant celui de la dissection et s'achevant en autopsie.
Vint donc le temps où tout fut officiellement déclaré « culturel », l'article de journal méritant les mêmes égards qu'une page de Balzac : ceux des thanatopracteurs. Ce qui fit l'affaire d'universitaires aussi doués de sens littéraire que la table où j'écris ; de chercheurs et exégètes bien résolus à nous montrer leur savoir de techniciens de la littérature.
Il est donc à craindre que soit bientôt interrompue la chaîne des ferveurs qui, de siècle en siècle, maintenait chez quelques-uns le goût des « humanités », la gratitude que l'honnête homme leur devait, la révérence qui leur était due. À craindre, en bref, que tout se qui relevait du classicisme, ne soit rejeté dans les ténèbres extérieures.
Vous aviez « le démon de l'abstraction ». Oserai-je dire ce que j'éprouve, honnête lecteur de bonne volonté, à vous fréquenter assidûment ? Vos vers corsetés, « chargés de chaînes », votre prose si surveillée que pas un mot qui n'y fut élu, pesé avec discernement, s'ils sont régal pour l'esprit – jusqu'à lui faire sentir ses étroites limites –, imposent silence à toute une part du moi. Laquelle s'en trouve offusquée, niée ou du moins ignorée, quand elle eût voulu, elle aussi, trouver matière à s'exprimer, à s'exalter. Telle une essence rare à qui le flacon,  supérieurement ouvré, ne permettrait de s'épancher.
Bientôt, mon souffle se tasse, ou l'air me semble se raréfier. Il est vrai que vous nous faîtes vivre dans l'éther ! Il me manque, j'en conviens, d'être de ces intellectuels qui jamais n'ont effleuré une écorce d'arbre, ne se sont pénétrés d'un galet tenu dans la paume ; n'ont jamais respiré que l'air confiné de leur bureau. Ceux-là trouvent leur compte en votre œuvre : vos obscurités, défiant leur esprit, leur permettent d'en remontrer aux gens simples, voire à l'auteur lui-même qui ne se savait si subtil.
Je lis avec bonheur votre Dialogue de l'Arbre. Que de répliques enchantent le dévot que je suis de ce grand Être ! … Que d'images topiques me « donnent à voir ! » Cependant que l'esprit s'émerveille des symboles que vous tirez de votre contemplation, touchant le développement de l'amour, la figure du créateur …
Mais qui, de nos jours, n'éprouverait que ce langage souverain, ne s'interpose entre l'idée, si neuve et juste soit-elle, et les ressources en contention, en exigence, que l'époque a tant amoindries en lui ? Qui, possédant encore ces ressources, n'aurait l'impression, lecture achevée, qu'on le fit vivre un long temps dans l'inhumain ?
N'en déplaise à Mallarmé, la poésie, la littérature, ont besoin, pour se perpétuer, de toucher en nous, outre l'intellect, l'organique. Aussi, un Apollinaire que vous avez ignoré, un Proust que vous avez méconnu, ont-ils plus de chances de trouver demain des cœurs fervents, à supposer qu'il y ait encore des lecteurs, et pas seulement des liseurs. Sumer, Ninive et Babylone étaient de beaux noms. Il se pourrait qu'il en fût de même de Valéry, Gide, Giraudoux …
Autant vous le dire : la pureté, l'absolu, sont des mots qui suscitent à présent la condescendance ; la volonté de perfection est surannée ; la mémoire, méprisée, tombée en friche, rejette le vers comme un corps étranger. Nous n'avons que faire d'images poétiques alors qu'un flux d'images réelles, fixes ou animées, fait de nous un kaléidoscope, ce qui épargne à l'esprit l'effort de la formulation – et rend risibles un été « roche d'air pur », ou la mer, un « toit tranquille où marchent des colombes ».
Et c'est ainsi que notre système sensoriel, notre affectivité, se nourrissent désormais d'assignats.
Vous connaissiez pourtant le « Qui veut faire l'ange … » N'était-ce pas un choix contre-nature, que de vouloir tenir le sensible, le charnel, à distance, pour ne plus servir que l'Intellect, ce qui conduit à ne se mouvoir plus que dans l'abstraction et à devenir le « rhétoriqueur à l'état sauvage » que voyait en vous Jean Paulhan ?
Vous vous vouliez le héraut de l'Idée pure ? Que l'on se connaît mal ! L'affectif, le sensible, le sensuel – vilipendés, répudiés –, allaient se revancher cruellement, durablement.
*
SUR L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
[Textes de Paul Valéry]
L'histoire des temps modernes ? De plus en plus fort, de plus en plus grand, de plus en plus vite, de plus en plus inhumain, ce sont des formules d'automatisme.
La nouveauté d'une chose considérée comme quantité positive de cette chose. 
On n'a jamais subi tant d'idées éloignées du sens commun […]  et plus instables, plus promptement démodées, détrônées, remplacées…  (L'Idée fixe, 1932)
[En art] Comment se ferait un style […] quand l'impatience, la rapidité d'exécution, les variations brusques de la technique pressent les œuvres, et quand la condition de nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les productions dans tous les genres ?
Adieu, perfections du langage, méditations littéraires […] Nous voici dans l'instant, voués aux effets de choc et de contraste […] Nous recherchons et apprécions l'esquisse, l'ébauche, les brouillons. La notion même d'achèvement est presque effacée. 
Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l'un de l'autre que par les caractères anatomiques.
L'homme, donc, s'enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants ; abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances ; abus de félicités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de décrochage ou de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous les doigt d'un enfant.
Le loisir apparent existe encore […] Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent.
Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d'affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l'allure générale de la production et de la consommation intellectuelles, que je désespère parfois de l'avenir ! 
Sur la crise de l'intelligence, conférence à l'Université des Annales, 1935
*
Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l'ennui. Notre nature a l'horreur du vide.
En somme, nous avons le privilège – ou le malheur très intéressant – d'assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible de toutes les conditions de l'action humaine.
Je dis que la vie moderne traite les esprits de telle sorte que l'on peut raisonnablement en concevoir de grandes craintes pour la conservation de la valeur dans l'ordre intellectuel.
Les conditions du travail de l'esprit ont, en effet, subi le même sort que tout le reste des choses humaines, c'est-à-dire qu'elles participent de l'intensité, de la hâte, de l'accélération générale des échanges, ainsi que tous les effets de l'incohérence, de la scintillation fantastique des événements.
L'atténuation de la sensibilité se marque assez par l'indifférence croissante et générale à la laideur et à la brutalité des aspects.
Nous admettons que nos voies publiques, nos rues, nos places soient déshonorées par des monuments qui offensent la vue et l'esprit, que nos villes se développent dans le désordre, que les constructions de l'État ou des particuliers s'élèvent sans le moindre souci des exigences les plus simples du sentiment de la forme.
La quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l'ennui des merveilles et des extrêmes.
Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances … ?  le milieu de la civilisation actuelle.
Le bilan de l'intelligence, 1935
*
« Les conditions de développement des esprits en profondeur, en subtilité, en perfection, en puissance exquise, sont dissipées. Tout se déclare contre les possibilités de vie spirituelle indépendante. Les plaintes des poètes d'il y a soixante ans nous paraissent pure rhétorique auprès des lamentations que le temps présent tirerait des êtres lyriques, s'ils ne sentaient l'inutilité de gémir au milieu du vacarme universel ; du bruit tumultueux des machines et des armes ; des cris de la foule et des harangues naïves et formidables de ses dompteurs et conducteurs.
 « Jamais plus haute n'a paru la Tour d'ivoire. »
Existence du Symbolisme, 1936
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Tout à présent pèse sur la pensée : intensité, accélération des sensations, vulgarité et uniformité développées par les moyens mécaniques, falsification des valeurs par la publicité, quantité et débit de la production, qui s'opposent à la perfection et à la profondeur […], excitation à la haine, et ravalement systématique des choses de l'esprit.
Allocution à la radio : Les périls de la civilisation occidentale, juillet 1939
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Et de se demander, à la radio – diffusé le 23 mai 1945 –, « si nous ne sommes pas arrivés à quelque état de décadence analogue à celui qui a atteint les civilisations successives dont parle l'Histoire. »
*
* * *

mercredi

1er novembre 2013 AUX MÂNES DE PAUL VALERY ( I, 1)




I
 *
Adolescent, je jetais sans cesse l'arceau d'un comme, d'un tel que entre deux ordres de réalités. Comment n'aurais-je pas tenu en grande estime un langage – le poétique –, qui par magie, multipliait analogies, affinités, mariages d'inclination ou de raison, mais qui, toujours harmonieux, le rendait ami et de l'oreille et de la mémoire ?
Oubliées les fades récitations de l'école primaire, je m'enchantais donc, au gré des rencontres, des Romantiques et des Symbolistes.
J'eus la chance d'avoir, en classe de philosophie, un professeur peu soucieux du programme, qui abondait en digressions sur un mode allusif propre à susciter la recherche chez les esprits curieux. Vous admirant, il vous citait volontiers. Je découvris par lui votre « Cimetière marin ».
Je m'étais dépris des Parnassiens. La plénitude de vos vers, leur pouvoir d'évocation, leur luminosité, me parurent d'emblée représenter le comble des pouvoirs du langage. Je sus bientôt par cœur le poème, m'en cuirassai, m'en fortifiai et, des années après, il me suffisait de m'en réciter quelques strophes pour voir s'affaisser à mes pieds, exténuées, petitesses, sottises, avanies, dont j'aurais pu souffrir.
Je sus de même maints poèmes de Charmes, et me les récitais comme on mord à belles dents en une pulpe ferme, goûteuse, substantielle. Vous sauviez votre âme, avez-vous dit, au service militaire, en faisant des vers. Je tonifiais la mienne à leur fréquentation.
*
Votre poésie m'avait paru insurpassable. Je vis, en votre prose, l'apogée de l'art d'écrire. Portées, exaltées par le nombre, sa précision, sa profondeur, la hissaient au rang de ces classiques qui envoûtent en nous une substance pensante, faite de l'organique et de l'esprit confondus, indistincts.
Comment n'être pas subjugué, et heureusement accablé, par une intelligence à qui tout – le passage de Verlaine, une exposition, l'hommage à un auteur, un ami, la contemplation d'un coquillage, une commande, une préface –, donnait prétexte à vues neuves, ingénieuses ? L'insolite, l'imprévu, devenant évidences fécondes, et irrécusables.
Tout problème, toute situation, étaient, par vous, pris de haut, considérés dans leurs tenants et aboutissants, soumis à une « conquête méthodique » ; la circonstance donnant matière à réflexions de portée universelle, et toujours dans une langue soutenue qui éclaire et ennoblit le sujet, et tire son éloquence, sa force de persuasion, du choix et de l'agencement continûment musical des termes, quitte à recourir à l'archaïsme et à courtiser la préciosité.
Et nous, d'assister à un feu d'artifice de fusées gigognes.
*
Mon admiration demeure vive ; elle s'est nuancée avec le temps. Votre Album de vers anciens, d'un Symbolisme encore touché par le Parnasse, est devenu curiosité littéraire.
Dans votre conférence de 1936, « Existence du Symbolisme », vous disiez qu'en cette école, on y « considère pour événements des événements intérieurs, des réactions personnelles » et que « Tout se passe donc dans les domaines du sensible et de l'intelligence, et s'analyse en impressions, en pensées, en réactions personnelles. »
Il n'y aurait rien là de rédhibitoire si vos devanciers et vous, en bons dévots de l'art pur, n'aviez répandu à foison l'or, le diamant, l'azur, le firmament, la rose et le lys, les fées et les princesses, tous mots à présent, fort éventés.
Oubliées, évanescences et mignardises, écartées quelques féeries préraphaéliques, quelques estampes jaunies à placer dans un intérieur de Vuillard, j'ai encore en bouche telle strophe de votre « Narcisse parle » : « Un grand calme m'écoute, où j'écoute l'espoir. / La voix des sources change et me parle du soir ; […] » . Je relis sans déplaisir « César », « Le bois amical » ; cet « Été » d'un si bel élan, ou cette « Profusion du soir » dont l'ampleur continue du vers agrandit l'âme du spectateur.
*
Plus sévère que je ne suis, vous direz, de ces poèmes, qu'ils « conduisirent promptement leur auteur à un sincère et durable éloignement de la poésie. »
Plusieurs événements allaient y contribuer.
Il y eut la découverte de la poésie de Mallarmé : « Dès le premier contact, et quel que fût l'effet premier d'obscurité et de complication de ses vers, il n'y eut en moi aucune hésitation sur l'importance exceptionnelle qu'il fallait consentir que leur existence prît en moi. » (« Propos me concernant »)
Vous vous deviez – ce fut en octobre 1891 – de rencontrer le Maître dont vous alliez devenir, à vie, le disciple et l'adulateur. Dommage que vous ne commentiez pas, dans votre relation de cette première visite rue de Rome, ce mot de lui, que vous rapportez : « Le héros serait de vivre par la foule en l'écrasant. »
 *
On sait encore qu'une muette passion pour une dame (« Et celle qui l'a fait n'en a fait jamais rien su. ») vous fit prendre la décision, en 1892, de ne plus adorer qu'une seule « idole » : celle de l'Intellect – avec majuscule.
Il devait en naître un Monsieur Teste qui, écrivant « à un ami », lui déclare : « Quel démon que celui de l'analogie abstraite ! – Vous savez comme il me tourmente quelquefois ! »
Il aura durablement tourmenté son créateur. Vous écrivez, en 1944, dans votre Lettre – préface à l'ouvrage d'Émile Rideau Introduction à la pensée de Paul Valéry (Desclée de Brouwer) : « Je ne me suis jamais référé qu'à mon MOI PUR, par quoi j'entends l'absolu de la conscience […] »
Ne craignez-vous que le lecteur d'aujourd'hui, au moi fort impur, ne le déplore et regrette qu'en tant de vos écrits publics vous soyez si peu « humain trop humain » ?
Cédant aux instances de quelques amis qui voulaient rééditer vos vers anciens épars en revues, vous avez souhaité clore le recueil par une pièce d'une quarantaine de vers, « sorte d'adieu à ces jeux de l'adolescence ». Cet « exercice », selon votre terme, vous demandera quatre ans de labeur et comptera 512 vers. Ce fut La Jeune Parque.
Réputé obscur (« Songez, direz-vous encore, que le sujet véritable du poème est la peinture d'une suite de substitutions psychologiques, et comme le changement d'une conscience pendant la durée d'une nuit. » (Entretiens avec Frédéric Lefèvre), le poème vous ouvrit les salons littéraires et fit votre gloire tant il fut une aubaine pour tous les exégètes, glossateurs, scoliastes patentés qui, faisant assaut de perspicuité, masquent leur impuissance à créer, en dépeçant les œuvres d'autrui.
Composant le poème, vous écriviez en 1916 à André Breton : « C'est une poésie surannée qui m'ennuie et que je prolonge indéfiniment. Rien de ce que vous aimez ni moi-même ».
À vos yeux, c'était là une composition dont le mérite premier tenait aux enseignements que vous en tiriez, touchant le fonctionnement de l'esprit.
Surannée, cette poésie ? Vous l'avez voulue « chargée de chaînes », jusqu'à renchérir sur la prosodie classique, l'abstraction en sus.
Négligeant les interprétations ésotériques, on peut y voir une haute et longue modulation aux « passages » (ils vous donnèrent du mal !) moins inspirés, mais dont les « pleins » sont d'incomparables invocations, prises à témoin, évocations, adressées à la mer, aux astres, aux îles, à la lumière, au printemps, au corps féminin, à la conscience …
Merveille sur merveille, et perfection en perpétuelle recrudescence, votre lecteur se croit devant la Voie lactée ; devant un coffre où des gemmes à foison entrecroiseraient leurs feux.
Cela est. Le ciel étoilé aussi. J'essaie de me convaincre qu'il y aura encore demain des … astronomes pour s'éblouir au brasillement de La Jeune Parque.
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Vous comptiez la multitude parmi les ennemis de l'esprit. De fait, nous sommes des milliards et malgré les prodigieux moyens dont chacun dispose pour se faire connaître au reste du monde, notre voix singulière risque de se perdre dans le tumulte. Par chance, un remède existe auquel ont recours les gens avisés en quête d'une notoriété soudaine, universelle : surenchérir dans l'extravagant, l'insanité, l'obscénité, le sacrilège – sûrs qu'ils sont de ne plus guère provoquer l'indignation ou le rejet, tant les peuples se sont accoutumés à l'excentricité, à l'effacement des normes, à la dérision des valeurs – à quoi s'emploie une pléthore de bouffons de profession.
Revenu parmi nous, vous verriez les chefs-d'œuvre du répertoire « mis en pièces », gauchis, travestis jusqu'au grotesque, par des metteurs en scène dont le nom surpasse, sur les affiches, celui de l'auteur – aux applaudissements de publics qui, sur la foi des critiques, se tiennent pour ravis. L'opéra n'échappant pas davantage au saugrenu et au burlesque.
Vous goûtiez la peinture, célébriez « l'univers des formes » ? Le célèbre peintre Boronali eut d'innombrables épigones. Les musées s'honorent de posséder, à grand prix, des compositions, des « installations » qui vous paraîtraient les œuvres d'ingénieux bricoleurs.
Féministe, vous louiez Colette « qui seule parmi les femmes sait qu'écrire est un art […] » Nos écrivaines nous brochent, pour chaque rentrée littéraire, une « autofiction » de leurs dernières coucheries où la scatologie n'a rien à envier à Sade et à Bataille.
Vous étiez poète ? Les mots en guise de dés, il vous suffirait de verser le cornet sur une page blanche. Du diable ( !), s'il ne se trouvait un éditeur pour publier le résultat, des critiques pour le louer, des professeurs pour trouver un sens profond à cette « constellation » digne de rivaliser avec celle du Coup de dés.
Le délabrement du « saint Langage », l'aveulissement de nos oreilles, sont tels, que nous supportons des chansons qui vous eussent paru pure barbarie. Longtemps niaises, elles étaient du moins « écrites », même si amour et toujours y rimaient bien imprudemment. Mais il y eut, après vous, des chansons dites « à texte » qui touchaient souvent à la poésie. Aujourd'hui, vous n'entendriez plus que pincées de paroles débiles ressassées, vociférées sur fond de tam-tam obsessionnel et assourdissant. Ce qui suffit à mettre l'auditoire en transes.
 *
On a pu s'étonner qu'une héroïne de Stendhal descendît « avec génie » de sa voiture. On le serait moins de nos jours où, les hebdomadaires nous l'assurent, le génie fourmille dans les Lettres et les arts.
Un nom, chaque semaine, chassant l'autre, comment en conséquence continuer de faire parler de soi, eu égard au nombre des prétendants à la notoriété, et alors que subsiste dans les foules repues de nouveautés un « Étonne-moi ! » intrinsèque ? Sinon en repoussant les bornes du mirifique ou du dégradant. Ce qui n'a plus d'effet sur gens accoutumés à la surenchère dans l'extravagant.
*
« On ne peut écrire que sur l'avenir, et il n'y en a pas », disait le poète Armel Guerne dans une lettre à Cioran du 12 septembre 1962.
Le Temps, condition des longs labeurs, des accomplissements, substance de l'œuvre d'art, est en voie d'épuisement rapide, comme le sont les nappes, les gisements. Seul subsiste et nous importe l'Immédiat ; l'Instant, qui le résume, récusant toute contemplation méditative, qu'il s'agisse d'un paysage, d'un monument, d'un texte.
Le présent est si instant, si profus dans les esprits, qu'il n'y laisse de place en la mémoire pour des « humanités », tenues pour obsolètes, fastidieuses – et où nous verrions notre abaissement.
Le seul XXe siècle fut l'un des plus féconds en littérature et arts plastiques. Outre qu'il n'a rien à nous apprendre, pensent maints et maints, où trouverions-nous le loisir d'y puiser quelque nourriture, et d'abord chez les auteurs réputés difficiles qui veulent de longs dialogues tête-à-tête ?
 *
Composant, pendant la Grande-Guerre, La Jeune Parque, vous vous compariez aux moines du Moyen Age transcrivant les textes de l'Antiquité pendant que les Barbares déferlaient sur l'Europe.
Vous étiez sans illusion, pourtant, sur la « Maigre immortalité noire et dorée » ; ce qui vous fera dire au Disciple de votre Faust : « Et combien de ces bouquins-là furent-ils passionnément conçus, avec la folle ambition de faire oublier tous les autres ! … Ainsi s'exhausse de siècle en siècle, l'édifice monumental de l'ILLISIBLE. » (Mon Faust, Acte III, scène 5)
Avez-vous pensé que le recours au vers classique, à une prose sans scorie, pure et profonde, quasi désincarnée, vous donnerait des chances de durer dans les meilleurs esprits ?
« Quel démon que celui de l'analogie abstraite ! », déclare votre M. Teste. Il nous valut, avec La Jeune Parque, un poème constellé d'éclatantes obscurités – l'abstraction de la langue, accrue des exigences de la métrique, bridant la sensibilité d'un lecteur en quête d'intelligibilité. (Poème qu'un Mallarmé, grand stérilisateur de la poésie française et qui n'écrivait pas pour le commun, eût fort goûté.)
Et peut-être faudrait-il, pour rendre pleine justice au poème, consacrer à sa lecture, le temps qu'il vous coûta.
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