« VUE SUR LA MER »
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L'ascendant sur nous du réel a plus ou moins à pâtir de sa représentation par la photographie et la peinture. Le mont, le rocher, la falaise morte, s'accommodent de la toile ou du papier. De même l'arbre qui sait se tenir immobile et muet quand la brise, la bourrasque, ne l'agitent. Les fleurs représentées gardent un temps leur contenance. L'étang, le lac même, en leur repos de l'aube, ne sont pas trahis par leur figuration.
Qu'en est-il de l'océan aux longues volte-face et qui est, en surface, l'instabilité même, à la fois gouvernée et, pour le spectateur, imprévisible ? Je me le demandais en feuilletant un album de vues océaniques prises d'un lieu qui m'est familier.
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L'instant. Quand le peintre, le photographe, représentent la montagne ou l'arbre, ils captent, avec leurs contours, une durée qu'on peut croire indéfinie. Mais chacune des vues de mer ne fige qu'un instant de l'étendue que l'instant d'après modifiera, et ce, dans une apparente continuité pour l'esprit – ce qui fait paraître monotone à certains un spectacle où pourtant le changement à vue est incessant.
Ici, ce que le déclic de l'appareil ou le pinceau du peintre échouent à rendre, c'est, avec l'espace infusé de rumeur et la puissance d'afflux et de reflux, la présence quasi tangible de l'infini.
Amputé de cette dimension, l'océan représenté se réduit à un jeu suspendu d'eaux musculeuses, empanachées d'écume.
Si, devant La Vague de Courbet et le réalisme de ses fibres, nous oublions qu'elle s'arrache en un bruissement d'air et d'eau, entre la photographie ou quelque « marine » sans talent, et nous, une vitre s'interpose qui nous retranche de l'élément aérien, de sa profondeur, son élévation ;sa turbulence. Si bien que dérisoires nous paraissent de multiples « mer par gros temps », ou scènes de naufrage.
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D'où vient pourtant que cet album me retient ? C'est qu'il m'est un précieux mémento et que, loin dans les terres, où je suis, il me rappelle la prodigieuse diversité des visages d'un océan qui ne se manifeste plus à moi que par les longs vents d'Ouest, quand ils nous apportent de fines pluies obstinées. Et telle est, en ces vues, la fidélité des formes, des couleurs, que j'entends les modulations de l'espace ; que l'immensité bondit jusqu'à moi et m'outrepasse. Que l'heure même m'est rendue avec la coloration, la vibration que lui donne cette Présence instante, devant laquelle notre moi se sent jeté bas.
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« Vue sur la mer », précise la petite annonce de location, ce qui donne du prix au logis proposé. Parfois, la vue promise est bornée par les rebords d'une lucarne ; parfois de larges baies vous donneraient l'illusion d'être en haut d'un phare, dans la chambre de la lanterne, ou dans celle de verre, à Hauteville-House où Hugo, en exil, tutoyait l'océan. Cependant que Valéry, méditant dans le « cimetière marin » de Sète, se disait « Tout entouré de mon regard marin ». Mais ici, comment ne pas achopper sur le possessif, tant il semble qu'on ne possède ce regard qui, à la ronde, fait de vous son point de mire ?
Vous pensez voir la mer ? Elle vous dévisage, réfracte, rebrousse, éparpille votre regard. On n'a jamais vu un coin de rue, une façade proche, un jardin, s'apposer à vos vitres et vous considérer. La montagne est présence, mais garde son quant-à-soi ; un fleuve, même en crue, se permet rarement d'affleurer l'appui de vos fenêtres.
L'océan, lui, hausse son rivage aérien jusqu'au dernier étage de la demeure ; malgré murs et vitres, il refoule en votre logis de grandes bouffées d'espace qui font vos pièces combles de rumeur ; il vous impose ses humeurs, colore votre intérieur en gris, à moins que, faisant office de galerie des glaces, il n'éclaire, ne dore, votre plafond des reflets du soleil couchant.
Le temps des édifices, des enclos, des arbres, s'étire sans soubresauts, n'importent l'heure, la saison. L'océan vous soumet à une succession d'instants assujettis à un balancement périodique. Pour des heures, ils se pressent en foule en vos murs, selon une pulsation monocorde ; à moins que, bousculés, ils n'y instillent le précaire, le porte-à-faux. Puis, pour des heures, ils s'affaiblissent et deviennent murmure. Si bien qu'aux cycles biologiques du terrien, se superpose, se substitue pour vous celui de la grande respiration océanique. Même par marée basse et la nuit venue, vous aurez à bas-bruit, infusant vos activités ou votre repos, un affairement de fabrique.
La notion même d'intimité doit être revue : vous vous croyez seul à seule ? L'océan est en tiers dans le logis, la chambre ; vos propos, feutrés par la rumeur, perdent la netteté que le silence leur donnerait, et c'est une oreille divisée, assourdie, qui vous écoute. Il est en tiers jusqu'en vos sommeils qu'il enveloppe de ouatine, et auxquels il imprime son alternance de systoles et de diastoles.
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Les petites annonces sont laconiques. Celui qui propose une demeure ayant « vue sur la mer », pourrait ajouter : « Le jour n'y est que palpitations de nuances argentées ; le temps domestique y acquiert une ampleur, des variations – remous, oscillations, vicissitudes –, dont est privée la maison de ville ou de campagne. De l'horizon surgit, dévale continûment l'imprévisible. Aussi le regard n'y peut être "habitué". Un souffle, par quoi s'exhale un hourrah détimbré, vous engage à de hauts desseins, et vous rappelle qu'en présence d'une telle assemblée, on ne saurait être "commun" ».
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Clichés Ph. Giraudin