II
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Une mer paisible, une mer humble, déploie sur le comptoir de la plage, des pièces de lustrine frangées d'hermine. Sans hâle, mais selon un rythme qui nous laisse à peine le temps d'en apprécier le grain. Tel le vendeur qui, disposant d'un lot illimité de modèles, s'empresserait de faire disparaître chacun pour nous présenter le suivant. Et chaque nappe d'écume – car ce n'était que cela –, de se démailler dans une éclosion de papilles qui s'épanouissent, tôt absorbées par le sable, humées par le ciel.
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« Jour de colère ! » Quelle flèche s'est fichée dans le flanc de cette mer-ci ? Ou serait-elle assaillie par une nuée de taons ? Quel cauchemar a-t-elle fait, la nuit d'avant, pour nous paraître à ce point démembrée, en révolte contre soi, comme l'attestent le jeu désordonné de muscles antagonistes et cette fulmination qui l'échevelle et la dissimule à demi derrière une fumée de canonnade.
« Grosse mer » est l'expression courante. Grosse assurément de courroux, grondements et clameurs. Offensive, mais la dissension et le désordre sont dans les rangs : on se heurte, se culbute, s'évince, se catapulte. Est-ce ainsi, la débâcle des glaces, dans les grands fleuves de Sibérie ?
L'écume. Non plus les aigrettes d'échassier qui poussent à la crête de la vague quand elle se recourbe en une gracieuse révérence, ni les étagements de strates crayeuses progressant en bon ordre au rivage. Mais l'écume de la rage, de l'épilepsie, de qui ne se contient plus. Et telle est la violence des eaux, que leur écume brassée, pétrie – vomie, se fige en cordons de meringues, vestiges, sur les plages du reflux, de la frénésie des airs, des eaux, en émulsion.
Le tumulte peut bien s'éloigner : l'homme qui croit pouvoir faire en ce lieu prévaloir sa voix, l'homme a, par ces décombres, la confirmation que l'insurrection est inhérente à l'onde amère et que, déchaînée, celle-ci rend sa parole aussi dérisoire que feuille morte en la tempête.
Se taire, donc, devant cette éruption à froid, ce tonnerre liquide qui fait, du ciel, la voûte d'une grotte où s'empilent, pêle-mêle, des résurgences de fleuves. Et l'espace rudoyé, étrillé, lapidé, en demeure si contus qu'il semble avoir perdu sa transparence.
Se taire et regagner un lieu où il repose, limpide. Avec le sentiment d'avoir eu notre moi jeté, encore et encore, à bas, et de l'avoir échappé belle !
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Une mer à la volée qui se surpasse dans l'ampleur ; qui, dans sa hâte, ne prend le temps de former des vagues à la gracile retombée.
Et l'on entend, devant elle, l'exclamation de Saint-John Perse : « Que l'on m'évente tout ce loess ! »
Faire table rase. Au propre, et l'on pense au furieux qui, d'un avant-bras rageur, fait choir tout ce qui se trouvait sur la table, à l'effarement des convives. Aussi fauche-t-on, d'un biseau multiple et qui s'aiguise à mesure. La vitesse qui raidit l'horizon de mer, s'accroît en dévalant l'étendue. Bousculée, serpentine, abâtardie, l'horizontale se résout en larges épanchements laiteux.
Le ciel courbe est grand-voile par blizzard, et tout le vaisseau cingle vers la terre. Par le travers !
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L'immensité revêt maints aspects. Cette mer nous la montre en expansion. Un désert de sable nous dévisage en rond – et se tient coi. Ce désert-ci vous sape les chevilles ; le vent vous prend pour point de mire : « Qu'on rature l'humain qui s'aventure en terre d'invasion ; qu'on ne lui laisse pensée sur pensée ! Nous avons de quoi l'éblouir par tant de clarté répandue ; le décerveler par notre vélocité dans la métamorphose ! »
Grâces soient donc rendues à la photographie qui me permet de voir ce que je n'aurais perçu, aveuglé de rumeur, bâillonné de vent, à l'instar de ces silhouettes minuscules du premier plan. Comment discerner quoi que ce soit, submergé par la surabondance ? (À l'infini déployé, le geste du semeur !) Comment seulement faire face, cerné, enlisé que l'on est par le vide, par le rien ?
La photographie réalise le vœu que forme l'amoureux devant certaines attitudes que vient de prendre la femme aimée : « Ne bouge plus ! Que j'épuise le bonheur d'expression qui, par toi, m'échoit ! »
À cela près qu'il n'est rien de gracieux dans cette jonchée d'émulsion d'eau et d'écume. Le tranchant peut en paraître émoussé, le vent l'affile jusqu'à le rendre acéré. Et s'il y a de l'esquive dans cet étirement longitudinal, ces bras large ouverts ont d'invisibles tentacules qui se referment sur la nuque de qui s'approche de ce gisement de hargne.
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Clichés Ph. Giraudin